La mer et sa dentelle

[La mer et sa dentelle. Jour. 1]

Fontainebleau-Chécy

Je crois bien que je ne suis jamais partie aussi tard, les gars.
Il y a d’abord eu les au revoir de 7h30, sur un bout d’escalier ou à la terrasse d’un café, des regards en biais et des miettes de croissant éparpillées comme pour cacher, derrière des gestes suspendus, le manque qui commençait tout juste à nous chatouiller le nez. Des bons voyages chuchotés avec pudeur, des bras serrés et des gestes maladroits qui disent bien davantage que des mots balancés avec fracas.
Il y’a eu les conversations de bord de fenêtre, des banalités sans intérêt mais des banalités qui s’entrecroisent et entretiennent le lien.
Il y a eu les sacoches à terminer en prenant garde de bien remplir chacun de leurs quatre coins, le sandwich à préparer et First à rassurer.
Et quand tout à été bon, quand j’ai enfin posé les fesses sur ma selle et les mains sur mon guidon, il y a eu l’ultime café. Un café proposé à la volée que je n’ai pas pu refuser.
Voilà, les gars, j’ai dénoué un à un les fils qui me retenaient, j’ai tiré sur la ficelle juste assez fort pour ne pas tout mélanger. Je les ai rangés dans ma poche, à l’abri des intempéries, je les ai noués ensemble pour être bien sûre de les retrouver.
Tu sais, je crois que c’est important de soigner son départ. Déjà parce que ça conditionne une partie de ton retour. Et aussi parce que ça rend l’échappée un peu plus douce. De savoir que tu ne fuis rien, que tu es attendue quelque part et que cette envie de découvrir l’ailleurs n’est autre qu’une parenthèse. Un changement d’air porté par le mouvement, une petite ligne parallèle qui redeviendra trait d’union quand ce sera le bon moment.
Lorsque j’ai enfin pris la route, il était presque midi. Les premiers paysages, les premières routes déjà connues ne m’ont pas particulièrement bouleversée. Ou peut-être que j’étais trop occupée à observer mon chien. J’ai été claire avec nous-mêmes, la durée de cette balade ne dépendra que de son état. Alors, à coups d’œil dans le rétro, je me suis assurée que tout se passait bien à l’arrière de la caravane.
Quand il s’agit de First, je le reconnais volontiers, je peux être un peu stressée. Quatorze ans de vie commune, c’est con à dire, mais il fait un peu partie de moi. On s’est vus grandir, on s’est regardés vieillir, lui un peu plus vite que moi. On a vécu tous les deux, dans une quasi exclusivité et même si je sais que la fin se rapproche, de manière irrépressible, il y a des évidences auxquelles je n’arrive pas à me résigner.
Voyager avec un vieux chien, ça demande de s’adapter. Ça conditionne pas mal de trucs, à commencer par le choix de la destination, mais aussi le nombre d’arrêts et le matelas à partager. Tu peux voir ça comme une contrainte, c’est vrai, mais moi je suis tellement heureuse de l’avoir près de moi, de nous offrir ce petit bout d’éternité et de liberté que je m’en fiche pas mal de modifier un peu le trajet.
Alors doucement, on a traversé le Loiret et on eu quelques surprises. Des champs recouverts d’or et de fleurs jaune soleil, des petites routes désertes au milieu de la forêt, du rouillé endimanché et des carrefours en porte cartes. J’aime bien quand ça fait ça. Des coins sur lesquels tu ne parierais pas, du beau inattendu, des couleurs brutes et de la simplicité en étincelle.
J’aurais voulu atteindre Orléans, on s’est finalement arrêtés au camping de Chécy. Un petit camping municipal en bord de Loire avec des sanitaires préfabriqués et son lot de conversations. Des bribes de phrases attrapées par dessus les haies et leurs morceaux d’intimité.
Avec ses moustaches blanches et ses yeux noirs, First a su, comme à son habitude, amadouer tout le quartier.
Ce chien, c’est un condensé de gentillesse, un réserve à caresses. Quand je le regarde vivre sa vie de patachon, c’est quasi instantané. Mon cœur vrille dans ma poitrine, ça se gonfle, ça se soulève, je lui souris et je ne sais pas s’il se rend compte à quel point il a illuminé ma vie.

[La mer et sa dentelle. Jour. 2]

Chécy - Chaumont-sur-Loire

J’ai retrouvé tous les bobos, le mal de dos, le genou qui dérouille et les trapèzes qui brûlent.
C’est bizarre, mais je crois que j’aime bien ça. Le difficile et l’épuisant. Je veux dire, je pourrais me tenir tranquille, faire une cinquantaine de kilomètres par jour, prendre le temps d’une sieste, m’autoriser à flâner, à visiter. À la place, j’appuie comme une cinglée sur les pédales, j’appuie à m’en brûler les cuisses et les poumons, à m’en faire tourner la tête et ronronner le bouillon. Je crois qu’après des mois, les yeux rivés sur un clavier, il me fallait bien ça de vie et de mouvement pour éprouver mon corps, tester un peu ses limites et m’assurer que je sais encore faire.
J’ai récupéré la Loire à vélo à Orléans, j’ai traversé de longues lignes droites, exposée face au vent. Des petits chemins de sable blanc qui nous ont recouverts de poussière ou bien des routes en tapis rouge, lisses et vernies sur lesquelles tu peux éteindre toutes les lumières. J’y ai croisé un paquet de cyclistes, des amoureux qui pédalent en sandales, des électriques et toute une ribambelle en convoi exceptionnel avec des pancartes cirque ambulant.
À Meung-sur-Loire, j’ai acheté un sandwich qui avait l’air plus appétissant qu’il ne l’était vraiment, un tout jeune couple se bécotait ouvertement sur l’assise d’un banc public, une main dans les cheveux du nez plongé dans le profond de son décolleté. Ils n’ont pas eu l’air tellement dérangés lorsque First et moi, on a déplié notre nappe rouge à pois en lieu et place de leurs ébats. Ils suintaient l’insouciance de leur jeunesse et la crânerie des premiers mois. Je ne suis pas restée longtemps parce qu’il s’est remis à pleuvoir et la sieste que je m’étais imaginée a dû être reportée. Lorsque j’ai relevé les yeux, ils étaient déjà partis, chassés, eux aussi par la pluie et j’avoue que l’espace de deux minutes, je me suis demandé où ils avaient bien pu aller pour continuer leurs cochonneries.
Un peu plus loin, je suis tombée sur une petite guinguette, décorée en arc-en-ciel. Une jolie place aux merveilles avec des cafés servis dans des tasses à mamie, une estrade à bal musette et de longues et grandes tablées. J’ai failli passer mon chemin et puis je me suis dit que c’était trop bête de ne pas s’arrêter dans un si joli endroit. J’ai mis du temps à me rendre compte qu’au mois de juin, l’année dernière, j’étais déjà passée par là. Alors ça m’a pris comme une vague de souvenirs, celle qui te berce ou te soulève au moment où tu t’y attends le moins. Je me suis laissée envahir par les réminiscences d’un week-end improvisé dans un coin de la Sologne, les cheveux blonds d’une petite fille aux yeux rieurs et la voix de son papa. Je suis restée assise là un petit moment, les images passées d’une jolie fête de début d’été venant se superposer à celles d’un lieu paisible, presque désert, les rires de joie en parenthèses jusqu’à la prochaine fois.
J’étais pas sitôt partie, le vélo en moulinette et First la truffe collée sur une nouvelle chasse au trésor, qu’un chevreuil a bondi devant mes yeux, traversant la voie cyclable dans un enchaînement de pas de bourré. J’ai eu la trouille que First décide subitement de danser une valse à quatre temps alors j’ai lâché mon vélo, attrapé mon associé par le colbac et soufflé fort pour faire la part entre l’émerveillement et la terreur.
À peine le temps de calmer mes émotions qu’arrivée à Beaugency, je suis tombée sur un tournoi de pétanque. J’ai taquiné la clientèle en leur demandant où était la buvette et le pastis. Ils m’ont dit, il y a bien une buvette Madame, mais on n’est pas là pour picoler. Ça avait l’air sérieux sérieux alors je les ai encouragés, je leur ai dit de tout donner mais que quand même, la prochaine fois, ce serait bien qu’il y ait un peu plus de femmes à lancer le cochonnet. Ils m’ont regardée d’un drôle d’air et j’ai compris que dans certains milieux, il va falloir attendre encore un peu avant que les codes soient bouleversés.
J’ai terminé cette journée par une nouvelle partie de billard. Après Blois, j’ai choisi de prendre la tangente pour arrivée dare-dare au camping de Chaumont-sur-Loire. Juste le temps de donner à manger à First et de le voir tout rejeter pour cause d’énorme dose de pâtée que des lueurs orange salé sont venu jouer la balancelle sur un coin d’herbe réservé aux enfants.

[La mer et sa dentelle. Jour. 3]

Chaumont-sur-Loire - Savonnières

J’aime bien cette partie-là de la Loire à vélo.
Amboise, ses routes d’été, la traversée de Chargé et les pots alignés de la maison de Lussault. Et puis, je ne sais pas, Amboise, ça sonne comme un bonbon qu’on aurait envie de glisser de joue en joue. Une petite douceur sucrée, une crème au caramel, ou un sirop au coquelicot.
Je n’ai fait aucun détour, aucun crochet, aucun château. Lorsque je suis partie de chez moi, j’avais dans l’idée d’avancer vite pour rejoindre des copains qui partent à la fin de la semaine vadrouiller en Bretagne. Force est de constater que voyager avec First m’oblige à moduler un peu ma vitesse de croisière et que je ne serai jamais au rendez-vous. Je me console en me disant que les châteaux, j’irai les voir quand je serai vieille. C’est comme un repérage des lieux pour aller, le jour venu, directement à l’essentiel. Une sorte de réserve à merveilles que je me garde pour la retraite.
J’ai déroulé le déjà vu jusqu’à Tours en chantant à tue-tête tout le répertoire français que je connais. C’est quand même l’avantage de rouler seule. Pouvoir s’égosiller en promettant le sel aux baisers de ma bouche et en jurant qu’il suffirait de presque rien, peut-être dix années de moins.
Un peu avant Tours, j’ai croisé une nana de Fontainebleau qui voyage aussi avec son chien. On a discuté de tout, de rien. Son chien fait trois ou quatre fois le poids du mien alors elle voyage en électrique. Et tu vois, ça me rassure un peu de me dire que l’on est de plus en plus à partir à l’aventure sans trop se poser de questions.
J’ai traversé Tours rapidement, j’ai reconnu le passage devant la cathédrale et le loueur de vélos. Au sortir de la ville, je me suis arrêtée dans un café de bout de trottoir. Un café de quartier loin des jolies terrasses, loin des verres de passage et des histoires qui ne s’ancrent pas.
À peine assise, une drôle de petite dame avec canne et casquette s’est mise à discuter. Elle a commencé à me parler de First puis de ses nombreuses opérations. Elle a tout déroulé, le corset qui lui cisaille la poitrine, son ancien métier de libraire, le cadeau de sa compagne, l’héritage de son père et la danse en fauteuil. Et puis Médéric est arrivé. Ensemble ils ont évoqué l’aménagement d’une sorte de tiers lieu féministe, elle m’a parlé de son chat et de sa future autobiographie qui sortira quand elle le voudra bien. Elle m’a dit, notez bien le nom de mon livre et donnez-moi votre adresse, je vous réserve un exemplaire. Elle a parlé de sa fête et de son anniversaire, elle semblait avoir vadrouillé un peu partout en France, une existence de saltimbanque, remplie de livres, de rage de vivre et de revanche d’enfant. Elle m’a dit encore, Sandra si tu veux, je peux t’héberger, j’ai une chambre d’amis qui a très peu servi. Elle était incroyable cette Anne aux yeux d’un bleu lunaire qui me regardaient par-dessus ses lunettes rouges. Un tourbillon de vie, décousu et sans entrave, avec des rêves en grand du haut de ses 68 ans. Avant de partir, elle m’a dit encore, méfie-toi, à partir de quarante ans, c’est l’ascendant qui prend le dessus. Je me suis marrée de cette information sortie de nulle part et je lui ai répondu qu’avec un ascendant scorpion, je n’étais pas sortie des ronces.
J’ai repris la route en me disant que finalement, j’aurais peut-être dû rester. Passer la soirée avec Anne et Médéric, creuser un peu cette rencontre magique et atypique.
À peine plus loin, j’ai croisé Jean-Pierre. Il se baladait à bicyclette et a prétexté une ou deux questions sur ma charrette pour me suivre un petit moment. Il m’a servi du ma belle à tout bout de champ, il a voulu me montrer les jardins de la Gloriette et j’ai dû refuser plusieurs fois poliment. Il a eu l’air déçu, mais il m’a quand même accompagnée jusqu’à la route qui mène à Savonnières.
Il m’a dit, fais attention à toi bel enfant et moi je me suis dit que c’était quand même plutôt chouette de croiser en une seule fois les personnages de mon futur roman.

[La mer et sa dentelle. Jour. 4]

Savonnières - Saint-Martin-de-la-Place

Savonnières – Saint-Martin-de-la-Place
En me réveillant, j’ai croisé le regard de Sylvain. Il venait chercher de l’eau juste à côté de mon emplacement alors, la gueule enfarinée, je lui ai demandé s’il avait pour projet de faire un peu de café. Surpris, il a souri et il m’a dit, je vous appelle quand tout est prêt. J’ai à peine eu le temps de ranger tout mon bordel qu’il est venu me chercher, la bonne humeur jusqu’aux oreilles. J’espérais un vrai café, dans une cafetière à l’italienne, il m’a tendu une boîte de Nescafé. Après avoir fait mon cinéma, je n’ai pas osé lui dire que je n’aimais pas vraiment ça. Et puis, c’était l’occasion de discuter. Lui et Claudie étaient tellement gentils qu’on a passé un petit moment à parler de la pluie et du beau temps. Ils se baladaient en van aménagé, ils étaient équipés de la tête aux pieds, avec des filets pour ranger leurs ustensiles de cuisine, une glacière pour garder le beurre au frais et un lit avec des rangements dessous. Ils m’ont parlé de leurs petits enfants qu’ils aiment bien garder mais pas tout le temps, du travail de Claudie et de leurs vélos électriques. Au moment de repartir, ils sont venus faire une caresse à First, un petit geste de rien du tout qui voulait dire merci pour cette goutte d’eau posée en équilibre sur les lignes de nos vies.
Avant de prendre la route pour de vrai, je me suis arrêtée boire un café sur une jolie terrasse en bord de Loire. Le genre d’arrêt qui sent bon les vacances, le temps libre et la montre sans aiguilles. Le genre d’arrêt qui donne le La pour le reste de la journée : des pauses toutes les deux heures, dans un boui-boui un peu cracra ou aux pieds d’un château de conte de fées. Des pauses toutes les deux heures pour composer avec une énergie en dents de scie et l’envie de flâner la truffe au vent. Il faut dire que le décor de cette Loire-là méritait bien qu’on lève le pied et qu’on navigue le nez en l’air.
Avec First, on est arrivés à Saumur par des routes de livres d’enfant. On a traversé une ribambelle de villages blancs, pointillés de roses trémières postées aux portes des maisons. Des maisons avec jardin et des tables d’écrivain.
Je me suis arrêtée à la terrasse d’un restaurant mi portugais mi brésilien tenu par un petit monsieur aux lunettes sales qui a bien voulu surveiller First pendant que j’allais faire mes courses au supermarché du coin. Il m’a servi une bière de Providence qui avait comme un goût de nostalgie et, pendant que j’étanchais ma soif, Serge, le retoucheur de la rue d’en face m’a raconté un peu sa vie. Il m’a parlé du coussin pour chien qu’une cliente lui avait commandé et du tee-shirt usé et fatigué qu’il était en train de raccommoder. Il a bien tenté, caché derrière des lunettes noires de séducteur, de m’inviter à dîner mais comme il n’était que dix-sept heures, j’ai pu, sans trop de mal, contourner sa proposition. Tu vas te dire que j’exagère, de désamorcer dans l’œuf toutes ces rencontres mais je crois que, parfois, il faut savoir dire non et poser certaines limites. Je suis repartie avec deux bières dans le cornet, la tête à la marrade et l’envie pressante d’installer notre tente. Au pied levé, je nous ai dégotté un petit camping au bord de l’eau avec un emplacement réservé aux voyageurs à vélo. J’ai fait la connaissance de deux nanas un peu plus vieilles que moi. Elles voyageaient chacune de leur côté et dans des sens opposés. C’est marrant, tu vois, parce qu’il y a deux ans en arrière, des femmes voyageant seules, c’était plutôt une denrée rare.
Et là, on s’est retrouvées toutes les trois, nos tentes plantées dans l’herbe folle formant comme un bout de Grande Ourse, la queue de la casserole.

[La mer et sa dentelle. Jour. 5]

Saint-Martin-de-la-Place - Angers

First est un véritable piège à mamies, les gars.
Elles s’arrêtent toutes sur son passage. Et si elles ont le malheur de le voir assis dans son panier, j’en ai pour au moins une demie-heure de caresses et de gazouillis.
Il y a eu celles de devant la boulangerie et celles en diagonale de la mairie. Celles à qui l’on a demandé notre chemin et celles qui, assises à la terrasse d’un café, ont partagé avec lui les brisures de leurs biscuits. On s’y est arrêtés quelques heures, le temps de te raconter à rebours nos jours passés, de raccrocher l’écriture, de creuser les mots qui chantent et les virgules qui respirent. De mettre, au bout des lignes, les points qui dansent et qui balancent.
On est arrivés à Angers par la grande route, sous une météo un peu joueuse. La pluie avait laissé derrière elle d’énormes flaques comme pour nous avertir que la partie ne faisait que commencer.
On a traversé la ville pour rendre visite à Elise et Mathieu qui, la veille au soir, m’avaient envoyé un message pour me proposer un apéro. Et comme j’ai plutôt la fête facile et l’amour du partage, j’ai évidemment accepté. Et puis, je trouvais ça chouette l’idée que les réseaux sociaux puissent, parfois, sortir du cadre virtuel pour s’ancrer dans le réel.
Elise nous a ouvert la porte de sa maison, je me suis installée sur le canapé et j’ai rechargé nos batteries vides, au sens propre comme imagé. Je ne saurais pas te dire comment la conversation a démarré, je sais seulement que, chacune notre tour, on s’est partagé des anecdotes et des miettes d’intimité.
Un peu plus tard, Mathieu est arrivé, il nous a servi des bières, ouvert des boîtes à grignoter et ils m’ont un peu charriée sur mon influence déglinguée.
C’est marrant, tu vois, mais, je les ai tout de suite aimés. Je ne sais pas si c’est à cause des plantes vertes à leurs fenêtres ou des vélos disséminés aux quatre coins de leur déco. Si c’est parce qu’ils collectionnent les cartes, les livres et les fous rires ou si c’est parce qu’ils s’adressent à toi comme s’ils te connaissaient déjà.
Ou bien peut-être que j’ai aimé observer les mots d’amour qu’ils se chuchotent avec les yeux. Leurs caresses de petits gestes, les minuscules du quotidien qui peuvent paraître sans importance si tu les couvres d’ignorance. Tu sais, ça devient rare de croiser des amoureux qui ne jouent pas à faire semblant. Qui n’essayent pas de donner le change pour se faire croire qu’ils sont heureux et qui, aussitôt les portes fermées, font pencher la balance toujours du même côté.
Alors, autant te dire qu’après deux bières plutôt serrées et une flotte qui tombait comme vache qui pisse, assez vite, il n’a plus été question de repartir. Ils m’ont emmenée dans leur bar préféré, j’ai rencontré la famille et on a joué aux cartes en attendant le retour de Céline. On a trempé des morceaux de pain dans du camembert chaud et des rillauds, j’ai goûté la menthe pastille et posé une demie fesse sur les chaises hautes de La Grappe d’Or. Avec Elise et Juliette, on a chanté à tue-tête, persuadées de régaler le monde entier d’un de nos talents cachés. J’ai ri à gorge déployée une bonne partie de la soirée et ça m’a fait un bien fou de trouver loin de chez moi des copains avec lesquels construire des souvenirs.
First, de son côté, a eu le droit au canapé et au panier de Reblochon qui, alors qu’on envahissait son territoire, nous a regardés du haut de son perchoir sans chercher à s’opposer.
À croire que dans cette maison, ça doit être de famille, l’accueil sans conditions.

[La mer et sa dentelle. Jour. 6]

Angers

Il y a eu le café préparé par Mathieu, les pains au chocolat et les cookies au beurre salé.
Il y a eu les sacoches à remballer, la remorque à graisser, le bordel à replier.
Il y a eu la fatigue de First, un épuisement plus important qu’à l’ordinaire. Le pincement au cœur aussi, de ne pas le voir décoller les oreilles au moment de tout plier. De me dire que sans doute, j’avais été trop égoïste en tirant sur la ficelle et en bousculant ainsi son quotidien de vieux chien. La peur irrationnelle des dommages collatéraux que pourrait provoquer ce petit bout de vie au grand air, loin de son panier et de son canapé. Les yeux d’Élise qui m’ont dit je comprends, sa patience et puis sa bienveillance.
Il y a eu le temps qui s’étire sur les bordures, le long de projets communs, des promesses d’Anjou Vintage et de virées d’anniversaire. Les anecdotes d’une vie éparpillée, les confidences, une quête de sens et le vélo au centre du trio.
Il y a eu la visite d’Angers avec leurs yeux d’habitués, les boutiques à trésors et les petits souvenirs d’adolescente.
Et puis il y a eu la bascule, ce moment où tu te dis qu’un départ différé n’est peut-être pas si grave, qu’il peut même être souhaitable, nécessaire, indispensable.
Leurs bras qui s’ouvrent un peu plus grands et la proposition de rester une nuit supplémentaire. Ce rab accordé sans même avoir besoin de négocier.
Alors, on s’est préparé un café, on s’est fondus un peu plus dans nos fauteuils et on s’est pris à rêver à de futures aventures.
J’ai savouré ce cocon, leur présence et leurs voix qui résonnent.
Être accueillie en voyage à vélo, c’est toujours chaud, souvent puissant, mais il y a parfois des rencontres qui ont ce truc en plus. Un truc qui flirte à mi-chemin entre l’évidence et la reconnaissance.

[La mer et sa dentelle. Jour. 7]

Angers - Nantes

À un moment, il a bien fallu les quitter, ces bras ouverts.
Élise, Mathieu, First et moi, on s’est dit au revoir sur le petit bout de trottoir, juste devant la porte de leur maison. Ça s’est fait timidement, un peu en diagonale mais avec les yeux qui brillent et les sourires qui promettent.
Mathieu m’a accompagnée jusqu’au début de la voie verte, il m’a remise sur rails, on s’est serrés dans les bras en se faisant une dernière blague histoire de ne pas faire de place au contre cœur.
J’ai raccroché la Loire à vélo et j’ai quitté Angers. Le temps était beau à nouveau et les sentiers du bord du lac étaient recouverts de promeneurs du dimanche et de poussettes en goguette. On a pris notre temps avec First, celui d’acheter du fromage à la camionnette bleue du petit marché de Savennières, celui de siroter une citronnade sur une terrasse en cailloux ronds et de pique-niquer, les yeux dans l’eau, les fesses posées entre deux arbres. Mathieu m’avait dit, profite bien de ta journée, tu verras c’est joli entre Angers et Ancenis.
Et c est vrai que c’est assez incroyable de pouvoir longer cette Loire aussi longtemps. De pouvoir l’observer, immense, tranquille et habitée. Elle nous a menés tout droit jusqu’à une guinguette incroyable avec des couleurs pendues à tous les arbres, des vélos perchés haut et des phrases rigolotes aux murs des toilettes sèches.
Je ne pensais pas arriver à Nantes le soir même, mais après une sieste dans l’herbe folle, bercée par des conversations en fond, j’ai récupéré assez d’énergie pour atteindre la ville de mon premier voyage à vélo.
Je suis arrivée chez Guillaume, fatiguée mais soulagée de le retrouver. À peine arrivée, j’ai fourré toutes mes affaires dans sa machine à laver, j’en rêvais depuis des jours, de ce linge propre et de cette remise à zéro.
Une fois douchée et les cheveux démêlés, on a trinqué à nos retrouvailles, on a raccroché le fil, rempli les pointillés et dérangé les parenthèses.
Et puis, l’œil un peu plus brillant que d’habitude, il m’a tendu un casque de moto. Serrée contre son dos, j’ai souri aux lumières qui défilent, au vent chaud sur ma peau et à ces quelques minutes qui, désormais, n’appartiendraient qu’à nous.
Accoudée à son bar, je l’ai regardé faire. J’aurais voulu arrêter le temps, suspendre ma vie ici, au pied de ce verre posé dans la lumière d’un bout de comptoir.

[La mer et sa dentelle. Jour. 8]

Nantes - Cordemais

À Nantes, il y a eu la chaleur. Une chaleur lourde, assommante, envahissante. First a cherché le frais aux quatre coins de la maison et moi j’ai joué au funambule sur la grande roue de mes émotions.
Je n’ai pas visité Nantes, j’aurais voulu le faire avec mon guide d’il y a trois ans. J’aurais voulu qu’il m’emmène à nouveau voir la petite fille au pas de côté et le passage Pommeraye. Qu’il me capture dans sa boîte à outils pour que je retrouve, une fois rentrée, des carrés en noir et blanc décorés d’une date souvenir et d’une phrase qui fait mouche.
J’ai écrasé le temps sur une chaise de jardin, hypnotisée par du terracotta recouvert de poésie ou bien lovée dans un fauteuil couleur menthe irisée.
Je n’ai pas visité Nantes mais j’ai rencontré Johnathan et j’ai revu Emmanuel et Fabiola. Des trouvailles, des retrouvailles, à la table d’une guinguette ou à celle d’un restaurant. Des bouts de chandelle venues tamiser mon cœur et adoucir la peine que réveillent, parfois, les toutes dernières soirées.
J’ai quitté Nantes sous un crachin, le cœur en berne et les grelots en trémolo. On ne peut pas toujours étirer la magie, surtout lorsque les dés mélangent le charme d’une fossette qui sourit à la parole qui évite ou au regard qui fuit.
J’ai quitté Nantes sous la chaleur et un paysage brouillon. Mis à part un détour par Trentemoult, cette sortie de ville n’a rien eu d’exceptionnel. Sans conviction, j’ai poussé jusqu’à Cordemais en regrettant un peu de ne pas avoir pris la direction de Sucé comme me l’avait proposé Emmanuel.
J’ai échoué au bar pmu du coin, transpirante, dégoulinante et passablement déboussolée. J’y ai rencontré Angélique qui, au détour de quelques banalités, a chahuté ma peau d’une vague de confessions, d’une vague de frissons. Lorsqu’elle m’a parlé de sa petite fille perdue, de cet être né trop petit et voué à disparaître, je me suis sentie comme en balance. Je lui ai souri, pour lui dire combien j’étais désolée pour elle. Que la vie soit ainsi faite qu’elle n’ait pas laissé à Romy, la place qu’elle méritait. Au moment où j’allais partir, elle m’a proposé de rester. D’abord pour boire un verre, à l’ombre de sa terrasse. Puis pour partager un bout de pizza et passer la nuit dans son canapé déplié.
J’avais eu une journée éprouvante alors j’ai pris sa proposition comme elle venait :
un genre de pas de côté qui m’éloignait encore un peu plus de Nantes, de ses souvenirs tressés et de son parfum d’été.

[La mer et sa dentelle. Jours plusieurs]

Le Morbihan, son golfe et ses bouquets d’hortensia.

J’ai accumulé beaucoup de retard, les gars. Beaucoup trop pour te faire un rapport journalier. Je crois que ce n’est pas si grave, je crois que toi et moi, on a un peu perdu le fil depuis un moment déjà. Comme deux vieux amoureux qui dormiraient en chien de fusil les jours d’orage ou qui se beurreraient la tartine sans jamais plus s’offrir de viennoiseries.
J’ai quitté la maison d’Angélique sans faire de bruit. Après une nuit chaotique, rythmée par les démangeaisons incessantes de First et d’autres débordements, j’en ai eu assez de ne pas dormir. Alors, au petit matin, j’ai rassemblé mes affaires et je suis partie. Je guettais le lever du jour comme on attend une délivrance. Les premières lueurs ont ce goût du renouveau, un blanc de page sans écorchures et sans ratures. Je suis partie à l’aurore, sous une brume magicienne, et doucement, je me suis approchée de la Bretagne, de ses doubles noms sur les panneaux et de ses maisons aux fleurs gris bleu.
Il y a eu les bords de la Vilaine et ce camping près de Férel dans lequel nous sommes arrivés tôt, épuisés par une nuit sans sommeil.
Il y a eu la véloroute 45, ses pistes d’atterrissage et ses chemins qui secouent mais qu’on excuse parce que c’est beau.
Il y a eu Muzillac et sa galette à l’andouille et puis la proposition de Sandrine au moment de payer l’addition. La porte ouverte de sa maison, juste devant les rues de Vannes, les câlins de sa chienne et nos conversations d’après minuit. Le constat qu’il y a encore beaucoup à faire pour que la liberté d’être qui l’on est ne soit plus considérée comme une gaffe sur l’échiquier.
Il y a eu le vent de la mer venu poudrer un peu le brasier des derniers jours et le soleil caché derrière un jeu d’ombrelles barbouillant d’un gris joli le haut de chaque montée.
Les bateaux tanguant à marée basse ou ceux perdus au milieu d’un jardin, la proue fendue, bâillonnés par la terre ferme.
La bruyère incandescente, un antiquaire sur un petit pont en bois et les alignements de Carnac photographiés par une ligne de bras tendus, promenés par un petit train. Une attraction comme une autre entre la glace à l’italienne, la pêche à pied et la soirée karaoké.
Les conversations de ronds de café amorcées par un sourire en coin ou un regard amusé face à notre équipage et la découverte de Quiberon en suivant la côte sauvage. La mer enfin, la mer et sa dentelle, et l’émotion comme un coup de poing. La joie astronomique d’avoir emmené First au bout de la terre, et de plonger, ensemble, nos yeux brouillés dans l’horizon.
Port-Louis et sa traversée jusqu’à Lorient. Son port, l’odeur crasse et un peu forte de ses hangars, Anthony « un peu peté », et un capitaine Haddock revisité.
Enfin, il y a eu les collines de Fort Bloqué et les linguine aux aubergines de Philippe et Caroline pour marquer d’un point joli cette traversée du Morbihan.
Un premier morceau de Bretagne à mi-chemin entre le gris, entre le vert et des bouquets bleu indigo.

[La mer et sa dentelle. Plusieurs jours.]

Le Finistère Sud

Cette partie de ma balade a été incroyable, les gars.
J’ai quitté Philippe et Caroline sous un ciel menaçant et la traversée de la Laïta a marqué mon entrée dans le Finistère. Il y a toujours quelque chose d’un peu frustrant à passer sur un pont à vélo. Les points de vue sont souvent terriblement jolis sans qu’il soit possible, pour autant, de les photographier.
Avant de retrouver la véloroute 45, je me suis arrêtée boire un café dans un bistrot d’avant la mer. Je crois que, durant ce voyage, une grande partie de mes économies aura été laissée dans de tous petits troquets. Des cafés, quasi tous les matins, des cocas glacés ou bien des panachés. Je ne sais pas, c’est comme si ça permettait de rythmer ma journée. Des petits temps mous au milieu d’images en ribambelle, de pensées en enfilade et de jambes qui tricotent.
J’ai beaucoup aimé cette partie du Finistère que je ne connaissais pas.
Il y a d’abord eu le petit port de Doëlan et son phare rayé de vert et blanc. La galette saucisse du marché de Moëlan, une pause pique-nique vite expédiée, accroupie sous un arbre parapluie.
Les petits pas de First dans la forêt de Riec et la nuit passée sous des chapeaux d’aiguilles, dans la pinède de Trégunc. Deux livres chapardés dans la bibliothèque du camping parce que le poids des mots était trop beau pour que je ne m’en encombre pas. Concarneau et sa ville close, une fourmilière à ciel ouvert, des gosses se faisant tirer le portrait, la mise à pied dans une montée interminable et un vélo beaucoup trop lourd pour être poussé sans être essoufflée.
La plage de Loctudy comme un refuge, de jolis ports, quelques serviettes alignées devant une mer qui joue à reculons et des Bigoudens dispersées ici ou là.
Penmarch, son réveil sous la bruine et la déception de son Kouign Aman.
La pointe de la Torche, la myriade de ses surfeurs valsant sur un ciel gris souris, son envolée d’oiseaux, son horizon un peu brouillon.
La route du littoral qui, dans un élan de poésie, devient la route du vent solaire et la baie d’Audierne qui se révèle sous un soleil retardataire pour m’offrir la plus jolie journée de l’univers.
La mer en toboggan, à gauche de mon guidon, un ballet de chars à voile sous la baguette d’un saltimbanque et l’agitation des enfants soufflée par la marée.
Magalie, une cyclovoyageuse rencontrée à Plovan devant une crêperie éphémère, ravie et frustrée à la fois de ne bientôt plus dormir par terre.
La pointe du Raz, son morceau de bout du monde bercé à gros bouillons, sa crête rocheuse chatouillant une mer d’Iroise rieuse et aguicheuse. Monsieur Papier, un café-librairie avec des chaises en bois et de jolis carnets, un endroit au temps qui se suspend et où la joie de faire danser les mots au bout de son stylo se mêle aux rayons beurre soleil et au bleu aquarelle. Une pause plus longue que d’ordinaire avec, la mer à moi, mon nez dans un bouquin et First à l’ombre de la mienne. Du temps offert comme un bonbon après toutes ces journées à viser l’horizon et le message de Sichelle qui dit à quel point elle est fière, à quel point je peux l’être.
Enfin, l’appel à l’aide lancé à Sophie juste avant Douarnenez, son message qui dit oui. Alors, dans la maison de son enfance, le temps qui prend la pause avant de repartir, briquée comme un sous neuf. La rencontre avec Daniel, un homme brindille qui, le soir venu, fait le tour de son jardin pour y glaner ce que les fleurs ont à lui raconter. Un homme mi jardinier, mi infirmier qui, une fois sorti de sa coquille, se prend secrètement à rêver de liberté. Et puis Sophie, son accent, tout en rondeur, sa gentillesse et sa douceur et la manière dont elle a su fermer la parenthèse sur cette petite partie du Finistère.

[La mer et sa dentelle. Jours de fin.]

Crozon et sa presqu’île.

J’ai repris la route après mon arrêt à Douarnenez sans penser que c’était l’une de mes dernières étapes. Durant la journée, First a à nouveau montré quelques signes de faiblesse alors, sur un coup de tête, j’ai pris la décision de rentrer.
Mais pas avant Crozon.
J’ai mâchouillé ma frustration d’interrompre ainsi le tour de Bretagne que je m’étais imaginé en me disant que cette presqu’île, c’était plutôt une jolie fin après trois semaines à naviguer.
Madeline nous a laissés nous installer sur son terrain, juste à côté de la yourte dans laquelle elle habite en attendant que sa nouvelle maison soit terminée. J’ai planté ma tente face à la mer et on est allés chasser le soleil pour adoucir un peu cette fin de journée.
À Crozon, il y a eu la pluie, le ciel couvert et le cap de la Chèvre perché sur un tapis de bruyère. Il y a eu les douches froides, à poil dans un jardin, les genoux qui tremblent, les dents qui claquent et les mouettes qui s’esclaffent. L’effervescence d’un marché aux odeurs de beurre salé, les petites rues de Camaret, La Terrible et le Café de la Poste, une tasse qui déborde et des bateaux rouillés. Des dessins sur les murs, des photos de pêcheurs, la clope au bec, le regard fier et des pistes cyclables ombragées.
Mais surtout, il y a eu Hugo et sa Chaloupe, Hugo et sa fossette juste en dessous de ses yeux noisettes. Son sourire de voyageur à vélo fraîchement revenu du bout du monde, son air un peu canaille et une crêpe au Saint Nectaire commandée et validée les yeux fermés. Deux pauses déjeuners partagées avec lui, ses histoires et les miennes qui se mélangent et First qui s’endort à nos pieds. Un au revoir aussi facile et aussi simple que le premier bonjour qu’il m’a lancé, le jour où, un peu lasse et un peu fatiguée, j’ai poussé la porte de son café.
Une rencontre comme il en existe mille quand tu décides de te balader sur un vélo avec, peut-être, un poil plus de fusion et de frustration.
Et l’idée qu’en effet, on ne pouvait pas rêver mieux que cette presqu’île, sa douceur et ses rêves volatiles, comme point final à cette nouvelle escapade estivale.