Morvan En Vue

Paris - Dunkerque - Tracer le parcours

[Morvan en vue. Jour J.]

Il a été compliqué ce départ, les gars.
Excessivement compliqué.
Exagérément compliqué.
Compliqué comme j’aurais préféré qu’il ne le soit pas.
Ces derniers mois, j’ai changé trente sept fois de plan.
J’ai merdé, je reconnais.
Il y a d’abord eu l’Espagne.
Puis l’Écosse.
Puis la Bretagne par la dentelle.
Et puis il y a eu First.
J’aurais pu le faire garder, c’est vrai.
Le mettre en pension chez un gentil petit couple ou ailleurs. Mais le truc c’est qu’il est vieux, tu vois. Et plus il vieillit et moins j’ai envie de le laisser.
Parce que je sais que les années sont comptées, voilà tout.
Et je ne veux pas les gaspiller.
C’est sans doute un peu fort, sûrement un peu exagéré.
D’aucuns diront que ce n’est qu’un chien.
Et ça aussi, c’est vrai.
Ce n’est qu’un chien.
Mais c’est mon chien.
Alors je me suis mis en tête de l’emmener.
J’ai cherché un itinéraire joli, pas trop éloigné de la maison. Un truc réalisable sur quelques jours avec des portes de sortie au cas où. J’ai découvert le Morvan, il n’y a pas très longtemps et j’ai aimé son vert et ses vallées. Je ne peux pas franchement me l’expliquer, ça m’a plu sans crier gare. Les fleurs des champs, les vaches et l’eau glacée. Alors je me suis dit que si ça ne valait sans doute ni l’Écosse ni la Bretagne, au fond, ça pourrait quand même être une chouette idée. Une sorte de joker, une destination sortie du chapeau, une friandise qui fait patienter le dessert.
Pour autant, toutes ces hésitations, ces jours de gris et de latence ont fini par me fatiguer. Entre la flemme, la trouille, le flop et les ratés, j’ai envisagé ce voyage sans m’y jeter vraiment. Comme on goûte l’eau de la mer à la cuillère avant de s’y baigner. Un orteil après l’autre, des centimètres carré bien ordonnés.
J’aurais dû partir dimanche, les gars.
Et puis lundi.
Et puis mardi.
Il y a eu la pluie et quelques ennuis mécaniques. Il y a eu la pluie et la peur de ne plus savoir faire. Il y a eu la pluie, le manque d’entrain et le manque d’énergie.
J’ai tourné en rond mille fois, vidé mon frigo chaque soir, remis trois jours de suite la même tenue. J’ai repoussé, reporté, recalibré.
Ce matin, je n’ai plus eu aucune excuse alors j’ai enfin pris mon courage à deux mains. Pour me réapproprier le voyage, pour réapprivoiser ma solitude et me faire à nouveau confiance.
Ce départ a été compliqué, les gars.
Compliqué mais nécessaire.
Et presque salutaire.

[Morvan en vue. Jour 1.]

Fontainebleau - Joigny

J’ai plutôt mal dormi la nuit qui a précédé le départ.
C’est devenu systématique.
Le nez dans le brouillard, je refais le contenu de mes sacoches, je pense à ce sandwich qu’il ne faudra pas oublier de préparer, aux prises qu’il faudra débrancher et aux fleurs à arroser.
J’ai eu les yeux ouverts avant même que le jour se pointe. Je ne suis même pas sûre de les avoir vraiment fermés.
Je me suis fait du café, grignoté un truc sans intérêt, pris une douche un peu plus longue que d’ordinaire et bouclé pour de bon mon équipement.
First a bien senti que quelque chose se préparait, que les habitudes étaient un peu bousculées alors il est resté à m’observer.
Des fois que je l’oublie.
Des fois que je parte sans lui.
Comme si un truc pareil était possible.
Je me dis que s’il avait vraiment su dans quel projet j’allais l’embarquer, il aurait sans doute fait le mort au fond de son canapé.
J’ai demandé à Sichelle si elle voulait bien venir prendre une photo de notre départ. Elle a dit je sors de ma douche et j’arrive. Emmanuel aussi est venu nous dire au revoir et j’ai eu le cœur un peu barbouillé de ce comité de départ qui n’était pas prévu.
Dès les premiers coups de pédale, les regards se sont portés sur notre convoi, tantôt surpris et tantôt attendris. C’est assez fou le pouvoir d’attraction d’un chien posé sur un vélo.
Je ne vais pas te mentir mais le parcours de cette première journée n’a rien eu d’incroyable. On a traversé quelques villes connues, des bouts de villages un peu boiteux, sans charme ni pépite. J’ai vu des maisons parfois mignonnes mais souvent débraillées, livrées à elles mêmes et à l’œuvre du temps. Des pavillons en carton pâte aux murs peints d’un beige rosé que personne ne trouve joli et des jardins sans âme. Des jardins au carré et d’autres cernés de broussailles, des bancs multicolores et des arrosoirs abandonnés.
J’ai fait des pauses. Une assez vite parce que j’avais oublié la faim des premiers jours. Celle qui cisaille avant que le corps ne s’habitue.
Puis une un peu plus tard au pied d’un château médiéval reconverti. Avec une cour et un hangar faisant office de boîte à livres. Des livres qui sentaient les pages jaunies de n’avoir été lus qu’une seule fois et laissés pour compte dans un grenier.
Les derniers dix kilomètres ont été un peu pénibles. Grisée par l’euphorie du départ, j’avais prévu, je crois, une un peu trop grosse journée. Et puis, tu pourras dire ce que tu veux mais la Seine et Marne, ce n’est quand même pas tout à fait plat.
J’en ai eu plein les pattes de tirer mon chargement. First, lui, a changé mille fois de position mais toujours la truffe au vent. Faisant tanguer la galère un coup à droite, un coup à gauche et un peu en arrière. Il s’est assis, mis debout et de guerre lasse, il a fini par se coucher.
Enfin un petit peu. Enfin pas longtemps. Juste assez pour me faire croire qu’il commençait tout juste à s’habituer.
On est arrivés au camping municipal de Joigny aux alentours de 18h30. Un camping au bord de l’eau avec des haies très hautes qui te font presque croire que tu es propriétaire.
Alors, ça a été la routine, la tente, le matelas à gonfler, la douche et la cuisine façon bidouille.
La vaisselle faite et les cheveux démêlés, je me suis glissée dans ma tente, le genou cuisant et les petites douleurs habituelles ravivées.
First s’est couché sur mon duvet et moi j’ai souri en le regardant sombrer dans son premier sommeil d’aventurier.

[Morvan en vue. Jour 2.]

Joigny - Auxerre

De Joigny à Auxerre, il n’y a que quelques kilomètres. Une poignée de rien du tout, une trentaine à peine en suivant l’Yonne. Tout juste le temps de se remettre en selle avant d’arriver pour déjeuner.
On est partis la fleur au fusil, enfin moi surtout, ragaillardie par notre expérience de la veille. Convaincue que First avait finalement adopté le voyage à vélo comme s’il était tombé dedans depuis toujours. Persuadée que le Morvan nous attendait.
Il faut dire que, la veille, j’avais mis des œillères sur ses deux ou trois tentatives de passer les pattes par dessus bord, me disant que la proximité de l’eau avait dû réveiller chez lui un instinct enfoui de sauveteur nageur. Sachant qu’il déteste l’eau, on peut aisément reconnaître que j’ai carrément fait l’autruche et que peut-être, et que sans doute, le panier pour une heure ou deux, il tolère mais le panier pour toute une vie, faudrait voir à pas pousser.
À l’approche d’Auxerre, ma soeur est venue à notre rencontre et je ne sais pas ce qui a vrillé à ce moment-là, si c’est la proximité de l’eau (on a le droit de ne pas en démordre) ou le fait que l’on ait roulé côte à côte mais toujours est-il que First a tenté le grand saut. Il a sauté de son panier en cours de route, comme ça, sans prévenir, pendant que nous étions en train de discuter.
Un petit saut de polichinelle, histoire de marquer son désaccord.
Tentative d’évasion, je ne sais pas, excitation maximale, sans doute, un éventuel ras-le bol, très certainement.
Sauf que le mec avait oublié que :
1/ il était attaché conjointement à une laisse et un harnais
2/ qu’il n’avait plus tout à fait la fougue de sa jeunesse
Le fait est qu’il s’est retrouvé suspendu dans le vide l’instant de quelques secondes et que moi j’ai eu la trouille de ma vie.
Ça m’a contrariée une bonne partie de la journée et une bonne partie de celles d’après.
Arrivée chez ma soeur, je n’ai plus su quoi faire et je me suis carrément demandé si ça valait la peine de continuer. Je dois t’avouer que j’ai été à presque rien de rebrousser chemin.
Alors j’ai pris le temps.
De me reposer.
De décanter et de le laisser dormir. Je l’ai veillé comme une poule un peu inquiète de ne jamais voir ses œufs éclore. J’ai guetté les boitements, la queue basse et le manque d’appétit.
J’ai dit on verra demain parce que demain on voit toujours un peu plus clair.
J’ai pris patience et je me suis régalée des petits plats de ma soeur, de ceux que jamais je ne serai capable de faire, j’ai prêté l’oreille aux histoires racontées par ma nièce. Ce genre d’histoires que seuls savent échafauder ceux qui découvrent le pouvoir des mots et l’étendue de leur possible.
Et quand j’ai eu la certitude qu’il allait bien, que rien n’avait été ni froissé, ni abimé, je l’ai regardé droit dans les yeux et je lui ai dit, mon vieux, on va pas laisser couler maintenant. Tu sais, on va aller jusqu’à Vézelay, et au premier signe d’inconfort, je te jure, je te crache qu’on fera demi tour.
Il a baissé les paupières, il a soufflé comme il le fait toujours et il s’est laissé tomber sur le flanc.
Je ne suis pas une grande spécialiste niveau communication animale, mais j’ai cru y déceler une forme de consentement, un soupir du bout de la truffe qui voulait dire bon ok, si tu y tiens vraiment.

[Morvan en vue. Jour 3.]

Auxerre - Vézelay

Je suis partie tard mais je suis partie. Parce qu’à force de tergiverser mille ans, on n’avance pas. Ça fait marrer Laure, l’amoureuse de ma soeur, cette incapacité de famille à prendre des décisions rapides et efficaces. C’est comme si on jouait à cloche pied en permanence. On a le comme tu veux au bout de la langue sans jamais prononcer de oui ou de non net et tranché.
C’est presque maladif.
La balance ou l’équilibre, toujours.
Alors j’ai tranché. J’ai dit j’y vais, j’essaye encore une fois. Mais cette fois-ci, je n’ai pas pris de risque. J’ai mis First dans la remorque. Je l’avais achetée pour mettre mes affaires et puis parce que au cas où. C’est une remorque pile à sa taille. Sans trop d’espace pour tenir debout des heures durant. Il n’a pas eu d’autre choix que de s’y coucher. D’abord contraint, un peu. Et puis de plus en plus à l’aise. Si bien qu’à un moment, je crois même qu’il s’est endormi. Je veux dire pour de vrai. Avec la tête lourde et les couinements qui vont avec.
Ça, c’est un des trucs que je préfère. L’entendre gémir dans son sommeil, comme s’il se déroulait le fil de sa journée. Je ne sais pas trop si ça rêve, un chien. Mais j’aime à croire que oui.
On s’est arrêtés pique-niquer au bord du canal du nivernais. À côté d’un genre d’enclos à cyclistes, avec des tables mises là exprès.
Ils étaient tous là, des familles, des couples, des casques et des sacoches. Ça m’a fait quelque chose, tu vois, de les voir au complet.
Comme si je retrouvais des copains.
Et puis après, il y a eu Vézelay.
Vézelay, j’y étais venue durant l’un des derniers week-ends prolongés. Je me souviens avoir envié les quelques voyageurs à vélo que j’y avais croisés. Celui au sac à dos et ceux à la coquille.
On avait eu Vézelay pour nous.
Un Vézelay d’amoureux qui s’apprivoisent et cherchent à se construire des souvenirs.
Un Vézelay au pas de course, juste pour voir, parce qu’un week-end, c’est court quand on a la vie à avaler.
Cette fois-ci je ne suis pas montée jusqu’à la basilique.
M
Je lui ai préféré les roses trémières et les maisons aux pierres polies, les portails en fer forgé avec leurs points de rouille et les rideaux à chats.
Des passants ont dit bonjour à First en le prenant pour un jeune chien. Ils ont dit qu’est ce que c’est mignon cette race-là. Mais c’est un peu cabochard. J’ai dit je vous le fais pas dire. Ils ont dit encore, le notre a vécu jusqu’à seize ans. C’est marrant, mais c’est peut-être la cinquième fois que j’entends ça en l’espace de deux mois. Je sais pas si je dois y voir un signe. Je ne voudrais pas m’accrocher. Pas à un fil. Par contre, bon courage parce que ça a été terrible, vous savez, le moment de.
Ça aussi, on me le dit à chaque fois.
On a comme ça, au rythme de ses pattes fragiles et fatiguées, arpenté quelques ruelles, et puis on s’est assis sur un banc posé de travers. Le temps de manger une glace. Enfin, le temps que moi je mange une glace et que lui me regarde. Il y a des injustices contre lesquelles on ne peut rien.
Ensuite, on a mis cap sur le camping-auberge de Vézelay.
Un camping pas très grand mais rempli de voyageurs.
J’ai dressé notre nid douillet, sous l’œil attentif de First. Je crois que maintenant, il a compris. L’histoire de la maison éphémère et du duvet partagé.
Une fois que j’ai eu tout installé, on est allés se balader dans les vignes.
Un tableau idéal, les gars.
Imagine un peu, un soleil de fin de journée, des vignes qui font les belles et une vue contre-plongeante sur la ville.
Moi j’aime voir les villes de loin, d’en haut ou d’en bas, peu importe.
Du moment que tu les vois tout entières.
Pleines.
Fières et impénétrables.

[Morvan en vue. Jour 4.]

Vézelay - Lac des settons

Ça grimpe ici, les gars. Ça grimpe fort.
Alors, évidement si tu es habitué à la montagne, à l’altitude et aux cols en pointe, tu vas me dire que j’exagère.
Mais je t’assure que le chargement ça change tout. Genre vraiment tout.
Il n’a pas l’air comme ça, le petit. Mais il est trapu. Et il pèse son lot de cacahuètes.
C’est simple, ça monte et ça descend. Le plat, ils ne connaissent pas.
Par contre, je me régale.
En même temps, faudrait être difficile. Pour ne pas trouver ça beau.
Qu’est ce que c’est beau ici, les gars, t’imagines pas.
Déjà, c’est vert partout.
Absolument partout.
Des verts d’à peu près toutes les couleurs.
Du vert sapin, du vert prairie avec des boutons jaunes et des fougères au bord des routes.
Et puis, il y a des vaches.
Des vaches et des rouleaux de paille.
Et tu sais maintenant mon amour pour les paysages de vaches.
J’en prends plein les yeux à chaque bascule.
Il y a des prairies pour déjeuner et s’allonger dans l’herbe. Des prairies pour toi tout seul. Pour toi tout seul avec ton chien. Comme celles que t’imagines quand tu rêves d’un endroit doux et accueillant. Avec juste ce qu’il faut de soleil pour te chauffer le dos. Avec juste ce qu’il faut de chants d’oiseaux.
Une carte postale ou un livre d’images.
Je n’ai pas vraiment d’itinéraire. J’ai repéré deux ou trois endroits jolis que j’aimerais voir ou bien revoir.
Mais le reste, c’est de l’impro. Je me sens comme avalée. Comme dans un dessin animé où tu verrais une bicyclette faire le tour de la planète.
J’ai eu envie de suivre la route du Lac des Settons. Je ne l’avais pas trouvé incroyable la première fois. Il manquait d’eau et il avait l’air triste.
J’ai voulu voir s’il allait mieux.
Il est joli des deux côtés mais moi celui que je préfère, c’est celui avec les grands arbres plantés devant.
Juste après l’auberge de la Queue du lac.
Ça m’a chatouillé le cœur de revoir les murs roses de cette maison. Ils m’ont tendu le souvenir d’une fondue bourguignonne, d’un panaché à faire soi-même et d’une assiette de crudités.
Au bout du lac, il y a le camping des Mésanges. C’est là qu’on s’est installés avec First.
Je te le dis comme ça en passant mais il faut que tu saches qu’en plus d’être sympas, les propriétaires offrent 20% de réduction à tous les cyclovoyageurs.
Histoire d’encourager l’écomobilité.
Histoire de ne pas trop gribouiller le vert.
Et de ne pas le recouvrir de gris.
Tu peux y manger des trucs faits maison, boire de la bière locale et regarder les enfants jouer. Ce soir là, il y a même eu un concert. Un spectacle sans prétention, de ceux que l’on s’attend à voir dans ce genre d’endroit famille. Deux femmes à la voix cristalline qui chantaient des airs d’un autre temps. Des chansons dans lesquelles il était question d’amour, je crois. De main à demander et de chance à ne pas laisser passer.
Je les ai écoutées de ma tente et je me suis laissée bercer. Le souffle chaud de First contre ma joue, j’ai pensé que, vraiment, j’avais bien fait de retenter.

[Morvan en vue. Jour 5.]

Lac des settons - Lac de Pannecière

Ils l’avaient annoncée, les gars.
Alors je ne peux faire celle qui ne savait pas.
Ils l’avaient annoncée mais je n’avais pas imaginé qu’elle serait si forte.
Ni qu’elle durerait la matinée.
La matinée entière.
Elle a tambouriné contre la tente comme pour nous dire de ne rien risquer. Comme pour nous dire qu’on pouvait tranquillement se rendormir.
Alors c’est ce qu’on a fait. On s’est rendormis. Rendormis plusieurs fois. Bercés par le crépitement de la pluie sur notre toit.
Et quand elle a eu l’air de se calmer et que j’ai cru déceler une accalmie, j’ai commencé à remballer.
Sauf que, j’ai à peine eu le temps de tout replier et de me préparer un café que ça s’est remis à crachouiner.
Et ce qui est chiant avec le crachin, tu vois, c’est qu’il ne te donne jamais de vraie excuse pour ne pas y aller. Tu le penses inoffensif mais la vérité, les gars, c’est qu’il est bien plus malin que ça. Parce que tu ne sais jamais vraiment quand il va s’arrêter. Parce que tu ne sais jamais vraiment s’il va s’arrêter.
First a dû flairer l’arnaque parce qu’il a fait un peu la gueule quand j’ai dit on y va. Il m’a regardée en coin, derrière sa moustache mouillée et j’ai compris qu’à ce moment-là, il regrettait sans doute son canapé.
Faut dire que la pluie, ce n’est pas vraiment sa tasse de thé.
Un terrier, qu’ils avaient dit. Un petit chien robuste et endurant. Calibré pour le grand air et les larges plaines d’Écosse.
Un petit chien robuste qui ne s’est pourtant pas fait prier au moment de grimper dans son carrosse doré.
Quand on a quitté le camping, il était environ midi et la journée était déjà bien entamée. Je m’étais mis en tête de suivre le contour du Lac de Pannecière. On me l’avait vendu sauvage et authentique alors j’ai eu envie d’aller voir. Sauf qu’au fil des kilomètres, la pluie a repris de plus belle et quand j’ai vu les panneaux indiquant Château-Chinon, je t’avoue que j’ai hésité. Un je ne sais quoi de raisonnable m’a soufflé qu’il serait peut-être préférable de ne pas trop tenter le diable.
Vois le comme un signe ou non mais à la jonction entre Ouroux et Château, il s’est arrêté de pleuvoir. Il ne m’en n’a pas fallu plus pour sauter à nouveau à cloche pied et reprendre le fil de mon idée.
Tout ce gris d’après la pluie les gars, je pourrais me noyer dedans.
Des contrastes en gribouillage, des montagnes russes en coloriage.
À te faire hésiter et te demander si, tout bien pesé et soupesé, tu ne préfères pas quand les arbres sont mouillés. Juste pour avoir la chance de nager dans ce fondu, au milieu de toute cette encre bavée et délavée. Au milieu de tout ce gris sévère, puissant et presque rassurant. Un gris coton qui se soulève et qui lève doucement le voile sur un spectacle réservé aux initiés.
J’ai suivi le tracé du lac à quelques voyelles près, j’ai pris le chemin du bas en regrettant un peu de ne pas avoir choisi la route des crêtes et à la fin du lacet, je suis tombée face au camping des Soulins.
Un camping les pieds dans l’eau avec une affichette écrit complet.
Il était dix-sept heures et j’en avais sérieusement plein les bottes alors j’ai quand même demandé. Le patron m’a trouvé une petite place, un endroit près d’un abri où j’ai pu entreposer mon vélo et faire sécher les petites contrariétés de la matinée.
Et pendant que je mangeais mes œufs durs et que j’égouttais mes maquereaux, j’ai entendu la soirée battre son plein.
Le répertoire complet de Johnny revisité par un groupe de musiciens.
J’ai nettoyé ma vaisselle en chantant que je n’étais qu’un fou et je suis allée me mêler à la foule.
Le temps d’écouter quelques classiques connus par coeur et de commander une bière.
Le temps de sourire devant ces gens heureux de danser leurs souvenirs, souvenirs et de se promettre le ciel au-dessus de leurs couches.
Mon verre une fois terminé, on a laissé la piste aux aguerris, à ceux qui n’avaient certainement pas passé la journée à vallonner.
First et moi, on est allés se coucher, heureux, nous aussi, de ronfler à nos rêves de bonheur, aux rendez-vous de nos vacances, quand nous faisions les fous.

[Morvan en vue. Jour 6.]

Lac de Pannecière - Glux-en-Glenne

Quand la pluie s’est arrêtée, j’ai quitté mon hangar et j’ai pensé, bon, Sandra, ça suffit les conneries. Le Haut Folin, ce ne sera pas pour cette fois et c’est très bien comme ça.
J étais convaincue du truc ou plutôt je m’étais résignée. Je te jure que c’est vrai. Sauf que, quand j’ai amorcé la descente vers Glux, il y a eu ce nouveau panneau.
Le vrai celui là. Celui de la bonne route.
Il disait Haut Folin, cinq kilomètres, pente modérée.
Et c’est là que j’ai à nouveau déconné. Que j’ai à nouveau bifurqué.
Je n’ai pas encore parfaitement intégré qu’avec une remorque, cinq kilomètres, c’est quand même une longue montée. Je veux dire, surtout avec le vent qui te bourrasque et te fait danser la lambada.
C’est simple, elle m’a semblé interminable. J’ai pensé plusieurs fois faire demi tour, je me suis dit que ce n’était pas prudent, ce vent, cette pluie, ces branches au sol et tous ces morceaux de limaces écrasées.
Mais là encore, j’ai dit j’y suis, j’y reste avec une fierté de pacotille.
Alors oui. Je suis arrivée en haut.
En haut où rien ne m’attendait à part un panneau qui dit bravo, une photo pour les copains, une antenne assez moche et une vue complètement bouchée.
Je suis arrivée en haut sous une pluie battante, ce genre de pluie qui te lave de tes péchés pour les dix prochaines années. J’ai pris la mesure de ma connerie quand en regardant autour de moi, je n’ai vu aucun abri. J’ai traîné mon paquebot en dehors de la route, on s’est abrités comme on a pu, accroupis sous trois feuillages et demi. C’était vraiment histoire de dire parce qu’avec les trombes qu’il tombait, on était déjà trempés jusqu’à la moelle. Quand la pluie m’a semblé un tantinet moins forte, je suis remontée sur mon vélo et j’ai remis First dans sa remorque. Une remorque transformée en aquarium.
J’ai eu la trouille dans la descente parce que t’imagines bien que freiner dans une piscine c’est comme pisser dans un violon. Surtout quand il faut retenir un chargement de plusieurs tonnes. J’ai serré les dents, les fesses et tout ce que j’ai pu.
J’ai agrippé les freins à m’en faire éclater les phalanges et j’ai parfois usé la semelle de mes baskets.
Première maison en vue, j’ai passé une tête à la fenêtre, j’ai dit à First de faire sa plus belle tête de chien battu et j’ai demandé un bout d’abri.
J’ai été accueillie avec une tasse de café brûlante, la deuxième de la journée et un énorme morceau de gâteau. J’ai échangé mon tee shirt complètement trempé contre un maillot tout sec offert par la maison et j’ai cessé de claquer des dents.
Quand le ciel est redevenu un peu plus clair, j’ai laissé mes sauveurs d’une demie heure pour rejoindre un camping un peu plus loin indiqué par leurs soins.
Un endroit tout mignon tenu par un couple d’hollandais. Une maison avec un petit jardin, un étendage et une bouilloire mise à disposition. Je ne te fais pas de dessin mais après la journée que je venais de passer j’ai béni les inventeurs de ces objets du quotidien. Et je crois que l’on sous estime un peu trop l’utilité et le confort de ces petits choses.
J’ai pris une douche brûlante, exactement celle à laquelle tu rêves et qui te fait tenir bon quand tu roules sous des seaux d’eau. De longues minutes à me faire cramer la peau, de longues minutes à m’embrumer le corps. Je suis sortie de là rouge écarlate, serviette nouée autour des cheveux. J’avais à peine fini de me rhabiller que mes voisins de tente, un mignon couple d’hollandais est venu m’apporter une assiette remplie de coquillettes. Des coquillettes à la tomate. Avec des bouts de jambons et des petits oignons. J’ai souri béatement parce que je n’ai pas su quoi dire. C’était tellement inattendu et pourtant exactement ce dont j’avais besoin. J’ai eu les larmes aux yeux de ce geste si incroyablement à propos. Parce qu’ils m’avaient simplement vue arriver, nos regards s’étaient croisés et on s’était souri. Et sans aucun autre échange préalable que cette politesse d’usage, ils ont mis le plus incroyable point final à cette journée qui, pourtant, avait bien commencé.

[Morvan en vue. Jour 7.]

Glux-en-Glenne - Autun

J’ai mis un peu de temps à partir, ce matin là. Comme à peu près tous les matins.
Le froid, l’humidité, ça n’encourage pas vraiment à sortir de son duvet.
Il y a eu beaucoup de vent une bonne partie de la nuit, et de la pluie aussi.
Alors encore une fois, il a fallu tout replier trempé.
Et j’avoue que, même si je suis toujours très heureuse d’être sur mon vélo, il y a des jours où la lassitude l’emporte.
J’ai pris la direction de Poil un peu pour rien. Mais surtout parce que ça me faisait marrer.
Mais avant d’y arriver, je suis passée par le petit village de Larochemillay.
C’est un village perché avec un château et beaucoup de hollandais.
Les hollandais, ils ont vraiment tout compris, les gars.
J’en croise partout ici.
Des qui y vivent et des qui visitent.
À croire qu’ils sont plus au courant que nous pour les sapins, les jolies maisons en pierre et les vaches aux taches brunes.
À la croisée de plusieurs chemins, j’ai pris le temps de vérifier mon gps.
Un type est sorti de sa maison, chapeau de paille sur la tête et bleu de travail sur le dos. Il m’a demandé avec un accent charmant dans quelle direction je voulais aller.
Je lui ai dit que j’allais à Poil.
Il a regardé mon vélo et mon chargement et m’a indiqué, avec un air amusé, la meilleure route à prendre. Et moi j’ai pensé qu’un accoutrement pareil, ça passait comme une lettre à la poste, à condition d’avoir un accent néerlandais.
Je suis donc passée à Poil pour rien, à part pour une photo.
Une photo prise sous la pluie. Mais une photo qui me faisait envie. Et je crois qu’il faut avant toute chose, suivre la liste de ses envies.
De Poil à Autun, j’ai emprunté une route un peu trop fréquentée. Ça m’a fait bizarre tout ce bruit après ces quelques jours seule sur la route. First, lui, je crois que ça ne lui a fait ni chaud ni froid. C’est limite si la régularité du bitume ne l’a pas bercé plus qu’à l’accoutumée.
C’est assez incroyable, cette capacité qu’ont les chiens à s’adapter. Ça me fascine, les gars. On croirait qu’il a toujours fait ça.
Je lui impose quand même un voyage dans des conditions vraiment pas optimales, et le mec ne moufte pas.
Du moment qu’il a ses croquettes matin et soir et un endroit où dormir, il vit sa vie quasi comme si de rien n’était.
On a déjeuné au bord de l’eau.
À Laizy exactement. Je te le dis parce que j’ai trouvé ce nom joli. Il sonne comme un chapeau de paille néerlandais.
On est arrivés à Autun avec le soleil dans le dos. Celui qui tente de s’excuser pour son absence et te rebaume le coeur.
Le temps d’aller voir toutes les tuiles colorées de la cathédrale et de se chauffer la truffe sur une terrasse, la pluie est revenue.
J’ai eu comme une méga grosse flemme de reprendre la route. Ça me tenait à cœur de bivouaquer depuis plusieurs jours mais la météo a eu à nouveau raison de mon ambition. Alors, j’ai choisi la facilité.
Je me suis installée au camping d’Autun, un camping ni beau ni moche.
Un truc banal sans vraiment de charme. Un peu, finalement, à l’image de la journée que je venais de passer.
Je te l’écris en toute transparence, les gars.
Toutes les journées ne sont pas incroyables mais ça fait partie du jeu. C’est comme un temps de répit avant de retrouver à nouveau un peu de magie.
 

[Morvan en vue. Jour 8.]

Autun - Saulieu

Mes voisins de tente m’avaient prédit un temps pourri pour la journée entière.
Ils m’avaient dit ah non mais demain, vous verrez, c’est cata de chez cata, la météo.
Je n’avais pas vu exactement la même chose mais je les ai laissés dire.
Le fait est, qu’eux non plus ne sont pas météorologues et qu’eux aussi se sont trompés.
Franchement, ça n’a pas été si pire.
Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on a risqué l’insolation mais on a quand même eu la chance d’avoir de jolies éclaircies.
Assez pour effacer le gris.
Ou, plutôt, assez pour se mélanger au gris.
Et ça donne des images assez fantastiques, ces perce-gris, ces trouées bleues.
Comme si le paysage t’offrait, en un seul et même tableau, l’étendue de ses possibilités. Comme s’il te disait, tais-toi et regarde un peu ce que je sais faire.
Alors voilà, j’ai emprunté un tas de petites routes hyper mignonnes, toujours en dos de chameau. J’ai photographié des vaches à cloches au fond d’un pré, des maisons à fraise et d’autres avec des volets bleus.
Et puis, doucement, je suis arrivée à Lucenay l’Evêque.
J’ai demandé à un couple, croisé dans la montée, s’il y avait un café dans le village. Ils m’ont dit d’aller chez Krikk, sur la place, que je ne pouvais pas le louper.
Et en effet, tu ne peux pas le rater. D’abord parce que c’est le seul commerce au milieu d’une place immense. Je veux dire immense pour un si petit village.
Et puis aussi parce que sur sa terrasse, il a posé une baignoire rouge avec des fleurs dedans.
Enfin, parce qu’il y a du monde dès l’ouverture, des gens venus de nulle part, des gens de passage ou d’autres, habitués. Des gens du coin venus chercher leur bouffée de vie sociale au milieu d’une désertification notable.
Parce que, je te le dis tout de suite, chez Krikk, tu n’y vas pas pour la carte. Enfin pas tout à fait. Je veux dire, même si son croque-monsieur est délicieux, ça reste deux tranches de pain passées au grill entre lesquelles tu glisses un peu ce que tu veux. Tu y vas surtout pour Krikk, celui qui a redonné vie à ce lieu unique, au sens premier du terme.
Pour son sourire, pour sa présence, son bon mot qui, bien placé, te colle le sourire aux lèvres pour le reste de la journée. C’est simple, j’y suis arrivée pour un café et j’ai fini par déjeuner.
On a ensuite repris la route en direction de Saulieu avec l’idée en tête de bivouaquer. La météo m’accordait enfin le répit que j’attendais et je me suis dit que c’était maintenant ou jamais. Alors, arrivée à destination, je suis retournée dans cette fromagerie qui, au mois de mai, nous avait vendu deux trois merveilles. J’ai acheté de quoi adoucir le repas et je me suis mise en quête d’un endroit un peu joli dans lequel passer la nuit.
Au détour d’un petit chemin, j’ai trouvé le pré parfait. J’ai fait descendre First de sa remorque et, ensemble, on a fait notre tour du propriétaire. J’ai posé mon vélo contre des barbelés et j’ai mis à sécher l’ensemble de mes affaires. Le pré était trempé mais j’y ai quand même monté ma tente et, une fois l’installation terminée, on s’est payé le luxe de dîner à ciel ouvert.
Sous un ciel devenu presque bleu et un soleil de fin de journée qui semblait vouloir saluer notre bravoure.
Au moment d’aller se coucher, j’ai relevé la tête en direction du pré voisin. Et c’est là que je l’es ai vues. À la manière d’une bande plus ou moins organisée, elles se sont approchées doucement. D’abord une, puis deux, puis dix, elles étaient toutes venues nous accueillir et voir un peu ce qui se tramait. Et, quand elles ont eu tout bien regardé, tout reniflé, elles sont reparties faire leur vie et l’on a pu se mettre au lit.
Je ne vais pas faire semblant, les gars, je ne suis pas encore une grande habituée du bivouac.
Je dors mal à chaque fois et j’ai parfois un peu la trouille d’être à ce point isolée.
Mais si je le fais quand même, c’est que c’est un bonheur sans nom, de se retrouver au milieu de nulle part, de ne plus être cantonnée aux limites d’un emplacement.
Et puis, il y a ce truc un peu grisant de se sentir seule au monde, au cœur d’une nature qui ne t’appartient pas et pour laquelle tu n’es rien, rien d’autre qu’un passant ordinaire qu’elle ne reverra plus demain.

[Morvan en vue. Jour 9.]

Saulieu - Avallon

Je suis partie de bonne heure ce matin là.
Entre la lumière du jour et un sommeil en demie pointe, j’étais debout bien plus tôt que d’ordinaire.
First n’a pas eu tellement envie de quitter le pré où nous avions dormi. Il était là, assis, tranquille à m’observer, me tournant le dos aussi, parfois, le regard tourné vers l’horizon.
Mais on avait de la route à faire alors j’ai remballé les affaires et je l’ai installé dans sa remorque.
Avant de rejoindre Avallon, j’ai eu envie de passer par les villes de Semur-en-Auxois et d’Époisses. La première, parce qu’on m’avait dit que c’était joli et j’ai voulu m’assurer de ne rien rater, la deuxième, parce que ce fromage me fait taper le cul par terre.
Je suis arrivée à Semur sur les coups de onze heures. On y est restés le temps d’un café en terrasse, d’une balade sur un pont et d’une ruelle qui chante.
Une ruelle avec de jolis bancs et du lierre accroché aux murs qui fredonnait qu’elle avait la mémoire qui flanche, j’me souviens plus très bien.
Une ruelle qui avait l’air de ne pas payer de mine mais qui nous a conduits devant une vue de carte postale.
Quand on a eu bien tout regardé et bien tout photographié, on a repris la route en direction d’Epoisses.
J’y suis passée sans vraiment m’arrêter mais aujourd’hui, je regrette un peu de ne pas avoir pris de photo. Parce qu’il y avait un château fort vraiment mignon. Le même que l’on retrouve sur les dessins d’enfant, avec des tours carrées, des murs crantés. Ceux des livres d’écoliers qui parlent de chevaliers. Le tout bien emballé, bien entouré par un fossé dans lequel on aurait pu aussi bien mettre des crocodiles, des bêtes à poils ou des pièges à souris.
Je regrette de ne pas avoir pris de photo parce que c’est justement après Époisses, que le charme a disparu.
Pour rejoindre Avallon, je me suis à nouveau retrouvée sur une grande route bruyante et fréquentée.
Une route avec du vent et rien d’interessant.
À peine quelque fleurs des champs un peu jolies sur le rebord mais rien, vraiment, pour ponctuer la longueur et la monotonie.
Il a fallu attendre les cinq derniers kilomètres pour que la magie revienne.
Cinq kilomètres de rien du tout sur une route à flanc de rocher. La poésie d’une eau qui se balade, d’un papy, le dos voûté, qui redresse son chapeau de jardinier et celle de fleurs multicolores qui s’entremêlent.
Le camping d’Avallon a été comme une douche froide après le bivouac de la veille. Ça m’a fait drôle de me retrouver dans cet enclos impersonnel aux allures d’aire d’autoroute.
C’est comme pour tout, une fois que tu as goûté à un peu plus de liberté, à toujours plus de liberté, c’est compliqué de faire machine arrière.
Je veux dire, à part la douche et, de temps à autre, quelques chansons de Johnny, une bière fraîche et la possibilité d’abandonner un bras en l’échange d’un pot de sauce tomate, les campings n’ont finalement pas grand intérêt.
Et puis, c’est tellement meilleur de se réveiller entourée d’immaculé, avec une vue en grand, avec le monde à soi et le chant du possible qui t’amignonne.
 

[Morvan en vue. Le retour 1.]

Avallon - Auxerre

J’ai tardé, les gars.
À t’écrire le retour, à te raconter les derniers jours.
J’ai pris beaucoup de retard cette année, dans l’écriture de mon voyage.
Assez vite, je me suis retrouvée coincée entre la journée à vivre et celle à raconter.
J’ai essayé de batailler, de rattraper et puis j’ai dit on verra ça plus tard.
Je me suis laissé du temps.
Je suis allée à la plage, j’ai marché pieds nus dans le sable et tracé quelques bulles au soleil. J’ai attendu que les mots reviennent, sans forcer, sans m’inquiéter.
Faut dire que les fins, ce n’est généralement pas ce que je préfère.
Je veux dire, pas seulement à écrire. Pas seulement celles des voyages à vélo.
Celles des portes qui se referment et des lumières qui s’éteignent. Celles des rétroviseurs qui effacent les souvenirs et éloignent l’être aimé, qui avalent les paysages et les baisers soufflés. Celles des dernières bouchées, dernières gorgées et celles des mots que l’on n’aura pas pris le temps de se murmurer.
Il m’est déjà arrivé de mettre plusieurs jours à terminer un livre. Pour ne pas avoir à affronter le point final. Pour ne pas avoir à quitter les personnages d’une histoire à laquelle j’avais eu le sentiment d’appartenir.
Alors je fais traîner, j’en garde un peu sous le coude et la pédale et un peu pour la soif.
Quitte à suspendre en l’air et à laisser flotter.
Et puis, si je dois être tout à fait honnête avec toi, les deux derniers jours de ce voyage n’ont pas été si incroyables.
L’enthousiasme du départ a fait place à un peu de fatigue et beaucoup de nostalgie. Tu roules avec l’idée que c’est déjà la fin. Que tout est arrivé un peu trop vite et que tu ne t’es rendu compte de rien. Tu touches demain du bout des doigts avec son retour aux habitudes, aux murs en dur et son oxygène en boîte. Tu retrouves les noms connus, les panneaux délavés et les routes repassées.
L’effort te semble grand, gratuit, immotivé.
J’ai retrouvé le nid de ma soeur après des kilomètres de vent et de faux-plats.
J’y suis arrivée avec l’idée que la boucle se bouclait là, dans son jardin, entre la poire, les prunes et le figuier.
Je me suis déshabillée de la tête aux pieds, j’ai tout foutu dans la machine, j’ai refermé le hublot et j’ai laissé tourner.
J’ai retrouvé ma soeur dans son salon, on a regardé Mathieu devenir champion du monde, avec son genou écorché, les dents serrées, les bras levés.
Moi, tu sais, j’ai décroché depuis plusieurs années. Je veux dire, je ne connais plus aucun coureur. Ni leurs noms ni leurs visages. Je ne sais plus qui sont les favoris ni qui est l’équipier de qui.
Mais ma soeur, elle, elle a continué à tout suivre et tout regarder. Elle les récite par cœur.
Ça m’a toujours fascinée, les passions qui animent et les cœurs qui s’emballent.
Alors j’ai posé des questions bêtes, je l’ai écoutée me raconter, je me suis dit qu’ils étaient beaux, quand même, ces coureurs aux manches longues et aux chaussettes qui montent. J’ai eu peur dans les virages, j’ai frissonné, aussi, et j’ai croisé les doigts pour un type que je ne connaissais pas.
Et, bizarrement, j’ai eu envie de reprendre la route. J’ai été impatiente d’achever ce voyage.
Pour pouvoir repartir.
Et pouvoir réécrire.

[Morvan en vue. Le retour 2.]

Auxerre - Fontainebleau

Je suis repartie de chez ma soeur avec l’idée qu’il me restait encore deux journées à pédaler. De Auxerre à chez moi, il y a environ 115 kilomètres, ce qui est peu et beaucoup à la fois. Disons qu’avec mon chargement, la remorque, le panier et puis First, je savais pertinemment que je ne les avalerais pas en une seule fois.
J’ai essayé de ne pas prendre exactement les mêmes routes qu’à l’aller. Question de principe. Question de nouveauté.
Avant de partir, Emmanuel m’avait dit qu’il aimerait bien me prendre en photo, moi, mon chien et mon vélo. Il a dit que l’idée lui plaisait bien, ce truc de partir seule et d’emmener le petit en voyage. Que ça l’intéresserait vachement de capter ces moments-là, pour un projet futur, une envie d’écriture.
Alors pour cet avant dernier jour, je lui ai donné rendez-vous en milieu d’après-midi et il est venu à ma rencontre. Au détour d’un virage, j’ai aperçu son visage derrière sa fenêtre ouverte et ça m’a fait quelque chose. Je veux dire, de croiser son sourire sur une route de nulle part.
C’est quelque chose que de s’arrêter chez quelqu’un que tu connais, un proche, une soeur ou un ami. Ça réchauffe, ça resserre et ça rassure. Mais faire de la place au milieu du mouvement, au milieu de l’itinérance et de la solitude, c’est encore différent.
C’est comme ouvrir la porte de sa chambre quand le lit n’est pas fait.
De la même manière qu’il y reste encore des traces de ton sommeil, il demeure au fond de tes yeux, le sel, le miel, la traîne et le brouillard d’une traversée en solitaire.
C’est une porte grande ouverte, un accès privilégié à ton intimité.
En répondant à la proposition d’Emmanuel, j’ai accepté d’agrandir un peu ma bulle et d’être observée en mon refuge. D’être photographiée la tête posée ailleurs, le corps en équilibre et les jambes aux commandes.
C’était un peu étrange au début et puis, assez vite, je me suis prêtée au jeu. Un jeu presque enfantin du chat et de la souris.
Emmanuel m’a dépassée plusieurs fois pour aller se poster plus loin, pour s’allonger dans l’herbe ou au bord du chemin.
Je n’ai rien eu d’autre à faire que de lui passer devant. Et lui, le doigt posé sur un bouton, il a su imprimer dans son boîtier, l’accent de mes sourcils, ma respiration en cascade et mes sourires en coin.
Et puis, quand on a eu fini de tendre l’élastique, on est allés boire une bière dans un petit café, un bar PMU à la française, qui sentait le tabac et le juron poisseux. On a demandé un rab de cacahuètes histoire de pousser un peu la confidence et on a beaucoup parlé. Enfin, moi plus que lui.
Les cacahuètes disparues, on s’est mis en quête de trouver un endroit un peu joli pour bivouaquer. Emmanuel voulait continuer ses photos et on avait pour projet de pique-niquer.
Le problème, les gars, c’est qu’on n’a rien trouvé.
On a cherché, scruté, essayé, on s’est engouffrés dans des chemins, marché sur des brindilles et fait machine arrière.
Si bien que, l’heure avançant et First s’agaçant au fond de sa remorque, j’ai dit, Emmanuel, à ton avis, est-ce qu’on peut faire rentrer mon vélo dans ta voiture. Il m’a regardée les yeux ronds, il m’a demandé si j’étais bien sûre de moi, il m’a dit je ne voudrais pas que tu regrettes.
Ça avait fait le tour pendant plusieurs minutes. Une sorte de j’y vais, j’y vais pas, je le fais, je le fais pas. Il me restait à peine une quarantaine de kilomètres pour rejoindre Fontainebleau. Des routes ni belles, ni moches, seulement un peu usées d’avoir été trop empruntées. Je savais que rien d’incroyable ne m’attendait. J’ai senti que First en avait marre, j’ai senti que j’arrivais au bout de ma patience, de mon effort aussi. Alors je lui ai souri. Il a dit laisse moi quelques minutes, je range un peu tout mon bordel.
First est monté dans la voiture et j’ai refermé la portière sur cette aventure qui prenait fin ici, qui se terminait comme ça. Sur une route de campagne, après plusieurs photos, une bière partagée et des rires échangés.
On s’est dit que dans moins d’une heure on se marrerait de notre mésaventure, le cul posé sur une chaise, en plein cœur de la rue de la soif.
Emmanuel s’est garé devant chez moi, on a fourré dans un sac tout ce qu’il avait prévu pour l’apéro et on est partis rejoindre Maya.
Et devine quoi. Il avait non seulement pensé au saucisson et au pain avec les graines, mais il avait aussi ramené de l’époisses. Tu sais, le fromage à damner la terre entière. Comme un cadeau de bienvenue, un présent de fin de parcours. Comme pour me dire qu’il m’avait lue, regardée, entendue.
C’est important le retour, les gars.
Presque autant que le départ. Et je ne sais pas comment, je ne sais pas vraiment pourquoi mais j’ai toujours eu de la chance. À chaque retour, quelqu’un a été là pour m’accueillir. Une banderole, un mot doux, une jolie carte. Des bières déposées dans mon frigo, un resto entre copains ou de l’époisses sur un bout de pain.
Voilà avec First, on est rentrés un jour plus tôt. Et cette fois, il n’y a eu ni vide ni tristesse.
Parce que je crois que dans nos têtes, on était déjà en quête de retour. Repus de tout. Ravis de nous. Heureux d’avoir pu partager cette aventure mais impatients, un peu, de prendre du repos.
Tu vois, les gars, je ne regrette pas.
D’avoir relevé ce défi qui finalement n’en était pas vraiment un.
Je suis tellement heureuse de l’avoir eu à mes côtés.
First a été incroyable.
Je l’ai arraché à son canapé, son lit en mousse et ses odeurs connues par coeur. Pour le faire vivre en patachon, la truffe au vent, bercé et balloté par les rugosités et les courbes du goudron. Il n’a jamais râlé, pas moufté, il s’est juste adapté.
Et moi je me suis sentie à nouveau forte, entière, comblée et rassasiée d’avoir, le temps de quelques jours, goûté la poudre d’escampette, d’avoir, une fois encore, levé les mains de dessus les freins.
 

The End