Paris - Dunkerque

Paris - Dunkerque - Tracer le parcours

[Paris - Dunkerque. J-1.]

On y est les gars.

Lorraine est arrivée cet après-midi.
Je suis allée la chercher à la gare et je l’ai emmenée chez mes parents manger des crêpes préparées par maman.
Des crêpes et un café.
Ils étaient contents de revoir la gosse et moi aussi.
Un an.
Un an que je ne l’avais pas vue et l’impression de l’avoir quittée hier.
On a eu quelques trucs à se raconter. Les histoires d’une année à rattraper.
Elle m’a regardée préparer mes affaires et remplir mes sacoches l’une après l’autre. Le bordel éparpillé au milieu du salon et le fil décousu de mes réponses à ses questions. Le bordel de ma vie déballé sans cache misère. Des bouts d’histoires que je ne finis jamais et le flot de détails dans lequel je me perds lorsque j’essaye d’être claire.
On s’est dit qu’à deux, on aurait suffisamment de vêtements chauds pour affronter le froid piquant qui nous attend.
Demain matin, on part pour un Paris-Dunkerque né d’une envie de carnaval. Une idée un peu loufoque survenue d’on ne sait où un soir d’ennui.
J’ai dit à Lorraine, tu sais, je crois qu’en février je vais aller me payer le coup d’œil du lancer de harengs. Sans hésiter elle a dit je viens avec toi, moi aussi je veux aller voir. Emballé c’était pesé, elle a posé ses vacances et papa a dessiné l’itinéraire.
Ça nous plaît bien, l’idée d’une aventure en plein hiver. De ne pas attendre l’été pour respirer à nouveau.
Et comme à chaque veille de départ, il y a eu du barbouillé et des questions existentielles. Plutôt deux ou trois paires de chaussettes? Et ce maillot, tu crois qu’il est de trop?
C’est à chaque fois la même histoire, il faut chahuter ses habitudes et s’asseoir sur son confort. Le voyage nous brouillonne et bouscule nos certitudes.
On tente de maîtriser le bazar en comptant le nombre de sous-vêtements que l’on glisse dans nos bagages. On se rassure comme on peut en se raccrochant à du concret. Mais la vérité les gars, c’est que d’avoir une demi-douzaine de culottes supplémentaires ne changera rien.
Ça ne nous rendra ni plus fort ni plus serein.
À chaque nouvelle aventure, c’est le même saut dans le vide et le même lâcher de rampe.
C’est apprendre à rouler sans les mains, à regarder droit devant et à laisser ce qu’il y a derrière. C’est accepter de ne rien savoir et se laisser surprendre.
Alors voilà, demain on part de Paris avec l’idée d’arriver à Dunkerque pour la première des trois Joyeuses.
La seule chose dont on est sûres, c’est qu’un océan de couleurs et de folie nous y attend.
Et pour le reste, on sait qu’à deux, on a suffisamment de vêtements chauds pour affronter le froid piquant.

[Paris - Dunkerque. Jour 1]

Paris-Corbeil-Cerf

On est parties dans le brouillard ce matin les gars. Et on s’est dit que, pour voir la Tour Eiffel, ça n’allait pas être pratique, tous ces nuages tombés du ciel.
On est arrivées à la gare les doigts gelés et l’œil coulant. On a embarqué nos vélos dans le premier ter pour Paris en priant pour que personne ne veuille descendre par la porte devant laquelle on faisait barrage.
C’est joli Paris à vélo tu sais.
Enfin de ce que j’ai eu le temps de voir, j’ai trouvé ça joli. Un œil sur le gps, un autre sur les piétons et le troisième surveillant les clignotants.
Disons que j’ai eu de Paris, une vision périphérique.
Et périphériquement, Paris est vraiment une très belle ville.
Le soleil a fini par chasser la brume du petit matin et, finalement, on a pu faire des photos devant la Tour Eiffel. Des photos de top départ, un genre de silence ça tourne qui fait redémarrer l’histoire.
Après ça, ça a été long, bruyant et pas franchement marrant. On a mis pied à terre une bonne centaine de fois, on a attendu sagement que le feu passe au vert et on a tendu le bras à chaque intersection. On a eu l’impression de mettre l’après-midi entière à sortir de Paris, la moitié d’une journée pour qu’enfin s’estompe un peu toute cette cacophonie.
On a croisé des regards ronds et des regards indifférents, des regards plongés dans des écrans ou d’autres perdus dans le vague et le néant. J’ai pensé que pour tous ceux qui vivent là, à Argenteuil, Neuilly sur Seine ou la Garenne Colombes, le voyage à vélo devrait leur être prescrit d’office. Parce que vivre dans du béton, entouré de gris, de bruit et de klaxons, il y a largement de quoi avoir des idées noires. J’ai eu envie de leur dire, de leur crier de fuir. J’ai suffoqué pour eux.
Après Sannois, les choses se sont progressivement calmées.
On a découvert l’Oise et traversé des villages aux allures d’histoires d’été. Quand il y a des tonnelles dans les jardins et du thé glacé en dessous.
On a transpiré, l’effort en équilibre, sur la ligne de longs faux plats et remonté le col de nos vestes dans les descentes.
Vers 17h30, on s’est dit qu’il était temps de chercher un endroit où dormir.
Il faut que tu saches, les gars, que pour cette aventure, on a décidé de sortir un peu plus de notre zone de confort. En sortant de notre bulle et en allant au devant des autres. On a bien pris une tente, une tente de l’au cas où mais nous, ce qu’on veut, c’est du rire, du partage, du vivant et des souvenirs.
On a décidé de pousser un peu plus loin que Méru même si quatre ou cinq mectons, au regard un peu trouble, étaient prêts à partager leur cannette.
On s’est arrêtées dans un petit village juste après et on a tenté notre chance.
C’est là qu’on a rencontré le beau-père de Lucia qui nous a dit d’aller la voir de sa part. Lucia, c’est la patronne du restaurant et elle a tout de suite été d’accord pour nous offrir un bout de son terrain. Mais face aux températures de fin de journée, d’une fin de journée de février, on s’est accordé le temps de la réflexion. Elle nous a offert un café et un chocolat chaud et devant nos mines déconfites elle a dit j’ai peut-être une solution. J’ai un ami qui doit passer, il a une grande maison, je vais lui demander s’il veut bien vous héberger. Elle n’avait pas fini de prononcer cette phrase que Jocelyn est arrivé. Il a dit est-ce que vous êtes du genre à rire et on a répondu qu’on était plutôt bon public. Il a dit ok, je vous emmène chez moi, vous pourrez prendre une douche pendant que je reviens boire mon tit coup. On a sauté de joie et on a enfourné nos vélos à l’arrière de son camion.
Jocelyn, il est martiniquais et quand il rit, il régale la terre entière. Il dit un tit coup et un tit apéro, il a vingt poules dans son jardin et cuisine lui-même des soupes à se taper le cul par terre. Il nous a reçues comme des princesses, il a tout de suite compris que ce qu’il nous fallait, c’était une énorme part de tartiflette et un grand feu de cheminée. À croire qu’il sait lire entre les lignes.
Lucia, son beau-père, Jocelyn, ils ont sauvé notre soirée, nos orteils et nos sourires, ils n’imaginent pas à quel point.
Et tu vois, ce n’est pas qu’une question de chance, les gars. Enfin pas vraiment, enfin pas tout à fait.
C’est faire preuve d’assez d’espoir pour déposer sa confiance aux pieds de l’humanité. Se dire que dans l’échange, il n’y a rien à perdre.
Le risque est bien plus souvent une richesse qu’une mise en danger.

[Paris - Dunkerque. Jour 2]

Corbeil-Cerf-Amiens

Jocelyn nous attendait ce matin, les gars.
Avec des œufs au plat et un jus d’orange frais. Je veux dire, des œufs de son poulailler. De ceux qui ont un jaune orange presque aussi gros que le blanc.
On a savouré notre petit dej au goût de privilège, avant de remettre de l’ordre dans nos affaires.
On a raccroché nos sacoches, enfilé nos vêtements, couche après couche, comme autant de protections contre le froid d’avant midi.
Avec Jocelyn, on s’est dit merci beaucoup, on s’est souhaité bonne chance sur le pas de sa porte, une autre fois encore sur le bord de la route et puis une dernière fois dans le café de Lucia.
Parce que oui, avant de reprendre le chemin d’Amiens, on est retournées dire merci à ce petit bout de femme qui, de derrière son comptoir, nous avait, le temps d’un soir, partagé son amitié.
J’aurais pu rester des heures, les gars, assise là, devant ma tasse, à observer le va-et-vient de ses habitués.
Ceux qui tapent à la porte avant de rentrer, ceux qui disent salut Lulu, sers moi un petit café. Le ballet de plusieurs vies qui accordent leurs violons le temps d’un verre ou deux.
On s’est remises en selle dans un brouillard épais qui nous a caché la vue un long moment. Je ne sais pas si c’est une ruse pour faire monter le désir ou bien une manière de faire durer le plaisir mais toujours est-il que, lorsqu’il s’est enfin décidé à lever le voile, il m’a semblé que la campagne n’avait jamais été aussi jolie.
C’est beau tout ce vert les gars, tu sais. Cette vallée de clochers et de champs en attente, cette terre en motte qui tente de retenir encore un peu le ciel et sa dentelle.
Une campagne de février baignée d’un soleil annonciateur, d’une lumière un peu tiède mais porteuse de bonnes nouvelles.
On a arpenté les petites routes, presque tout droit jusqu’à Amiens. Il était environ 16 heures lorsqu’on est arrivées et déjà, la chaleur était tombée.
On avait passé la journée à s’habiller et se rhabiller, à ôter des couches et les remettre mais là, j’ai senti le froid s’abattre comme un couperet, comme pour nous rappeler qu’on est seulement en février.
On avait deux objectifs : la cathédrale et le café Pinson.
On a tourné un peu avant de trouver Notre-Dame mais on a fini par mettre la main dessus. Ensuite on est allées boire un coup dans le café où travaille Tiego et c’était un peu pépite de le rencontrer en vrai. Avec Tiego, on se suit sur les réseaux depuis un petit moment et comme à chaque fois que tu rencontres quelqu’un par ce biais-là, il y a cette sensation étrange de déjà se connaître tout en étant des inconnus.
Il nous a conseillé un tas de petits coins jolis pour la journée de demain, il a dit c’est chiant que je travaille, je serais venu avec vous.
On a quitté Tiego et la chaleur de son café pour retrouver Adrien et Gwenaëlle.
Gwen, je l’ai croisée il y a quelques mois, sur une sortie Gravel organisée entre nanas.
Quand je lui ai dit que l’on passerait par Amiens, elle a immédiatement proposé de nous héberger.
Avec Adrien, ils nous ont soignées aux petits oignons et, entre les pâtes carbo et l’apéro, le temps a défilé sans qu’on ne se rende compte de rien.
Tu sais, j’en ai vu, des passionnés de vélo. À rouler tous les dimanches et à remonter leurs chaussettes bien hautes sur leurs mollets.
Mais Adrien et Gwen, ce n’est pas pareil.
Parce que, d’une part, ils ne sont pas exclusifs. Ils touchent à tout, Gravel, route, VTT, fixie, chez eux, c’est la caverne d’Ali Baba. Et puis, ils vivent leur passion jusqu’au bout de la mécanique. Ils sont capables de démonter un vélo et de le rhabiller de la tête aux pieds comme tu ferais la vaisselle ou regarderais la télé assis au fond de ton canapé.
Ils ont l’amour de l’objet autant que celui du sport.
Et ils aiment le partager. 
Sans faux-semblant ni langue de bois, sans exclusivité ni gestes codifiés.
Seulement avec ce regard d’enfant à qui on offre sa première bicyclette et qui découvre, les joues rougies, son infini pouvoir de liberté.

[Paris - Dunkerque. Jour 3]

Amiens-Le Crotoy

Ce fut une journée difficile, les gars.
Enfin, au moins jusqu’à quinze heures.
Mais, de toute façon, j’étais dans le déni depuis le réveil. Depuis que Lorraine a ouvert les volets et que j’ai vu la ville engloutie sous un épais brouillard.
Je ne sais pas vraiment pourquoi, je ne saurais pas l’expliquer. J’avais eu tellement froid la veille au soir que je me suis réveillée la gorge en feu. 
Alors ça, rajouté aux bobos d’inconfort, les genoux qui coincent et les trapèzes qui pincent, je n’ai pas réussi à faire la part des choses.
En voyant tout ce brouillard, je me suis imaginé que j’allais à nouveau être gelée, tendue, tremblante et fatiguée. Et je l’ai pensé tellement fort que mon corps a obéi. Il a été gelé, tendu, tremblant et fatigué.
Je peux te le dire, maintenant que j’ai assez de recul. J’y suis sûrement pour quelque chose dans tout ce bazar, je veux dire, évidemment.
Parce que j’ai laissé les pensées négatives m’envahir au lieu de les chasser. Je les ai laissées prendre possession de mon corps comme si je leur avais filé les clefs en leur disant faites comme chez vous. Alors, évidemment, elles se sont installées. Elles ont pris mon enthousiasme, ma volonté et aussi quelques sourires. Elles n’ont laissé que la mauvaise humeur, le bougon et les douleurs.
Et puis, je ne sais pas si c’est le fait d’avoir croisé ces ados de quinze ans, partis de Compiègne à vélo avec un sac à dos, leur innocence, un ou deux jeans et l’envie de voir la mer, le soleil qui s’est pointé timidement à l’heure du déjeuner où les Kinder Bueno mais le mal général a fini par s’estomper.
Les bobos étaient toujours présents mais ils ont mis la sourdine, ils se sont fait petits, diffus, moins imposants.
On est arrivées à Le Crotoy sous un soleil de fin de journée, recouvert d’un léger voile comme s’il cherchait à s’excuser.
J’ai pensé, c’est dommage mon vieux, on le savait tous les deux, que tu étais là.
Bien planqué sous cette foutue chape de plomb. Si j’avais été moins boudeuse et toi moins brouillon ou un peu plus audacieux, on aurait pu passer un sacré chouette moment. C’est un peu comme dans un couple tu vois, quand une broutille met le feu aux poudres et que l’incendie dure la journée entière. On ne sait plus à la fin de quoi est partie l’étincelle, qui de la poule ou l’œuf, on sait seulement que ce temps perdu, on ne le retrouvera pas.
Vers 17 heures, on s’est mises en quête d’un endroit où dormir.
Et ce n’est pas si facile que ça, les gars, d’aller sonner aux portes. On a beau être deux, on ne sait jamais trop quoi dire. On tâtonne, on met des gants et on marche sur des œufs. On dit, excusez-nous, on ne veut pas déranger, est-ce que vous sauriez si.
On a essuyé quelques refus, croisé des maisons vides, des regards derrière rideaux et des hôtels hors de prix.
Une fois le soleil couché, l’idée de dormir dehors a commencé à faire son chemin.
Mais avant de renoncer, on a tenté une dernière fois, on a pensé c’est la maison de la dernière chance.
On a sonné et devant notre air désespéré, Anita et Patrick ont bien voulu nous recevoir. Et là, le soulagement.
On les a remercié mille fois parce que, quoiqu’on en dise, ce n’est pas si facile que ça d’ouvrir sa porte à l’inconnu. 
D’oser bousculer ses habitudes de fin de journée, sa routine et son programme télé. 
De faire suffisamment confiance pour partager son intérieur et un bout d’intimité.
Après une douche brûlante, on est descendues les rejoindre. Anita nous a montré ses bricolages et ils nous ont parlé de leur rencontre.
À presque soixante-dix ans, ils se sont rencontrés sur internet il y a quatre ans.
Le cœur qui s’embrase, un déménagement et une nouvelle maison.
La douceur d’une vie commune, celle d’un amour de fin de parcours.
Une nouvelle tranche de vie dans mon répertoire à histoires. 
De celle qui redonne espoir, qui disent qu’il n’y a pas d’âge, que l’on est jamais condamné à rien.
Le champ des possibles consigné, illustré dans mon petit carnet.

[Paris - Dunkerque. Jour 4]

Le Crotoy - Wimereux

Les volets d’Anita et Patrick s’ouvrent tous les matins à huit heures pile. C’est l’heure à laquelle Lorraine a sauté du lit en criant feu. 
Moi, j’étais réveillée depuis six heures et j’aurais bien pris un peu de rab.
Depuis quelques jours, je suis tellement fatiguée qu’il m’est impossible de t’écrire le soir, les gars. Du coup, je me réveille beaucoup plus tôt que Lorraine et j’écris mon texte au petit matin. Tous les jours, je sacrifie quelques heures de sommeil parce que je n’arrive pas à lâcher cette habitude de te raconter l’histoire en temps réel. Mais c’est extrêmement chronophage et plutôt fatigant. 
Il est possible que je ne tienne pas toujours le coup et je préfère te prévenir.
Enfin voilà, les volets d’Anita et Patrick se sont ouverts à huit heures pile et on est descendues prendre le petit dej. Un grand café, quelques tartines avec du beurre et la voix de Patrick qui commente les actualités.
Je l’ai trouvé vraiment touchant, Patrick. Touchant de vérité.
Il s’est excusé plusieurs fois de ne pas avoir été assez réactif lorsque l’on a sonné à sa porte. Il a dit je suis désolé mais on a tellement de colporteurs. Comme s’il avait à se justifier. On lui a répondu qu’il n’avait rien à se reprocher, encore moins cette demie seconde d’hésitation.
Tu as déjà remarqué à quel point les gens gentils passent leur vie à dire pardon?
Patrick est de ceux-là. 
De ceux que l’on entend à peine parce qu’ils s’expriment tout bas. 
De ceux qui ont peur de déranger ou de faire un pas de côté. 
J’ai eu envie de le prendre dans mes bras mais je n’ai pas osé. À la place, je lui ai dit tu existes avec mes yeux, et mes oreilles. J’ai pris le temps de l’écouter parce que c’est ce que je pouvais faire de mieux.
On a remballé nos affaires, ils nous ont accompagnées dans le garage. Ils ont dit ah oui quand même c’est une sacrée organisation. Au moment de se dire au revoir, Anita m’a tendu un sachet rempli de fruits et de chocolat. Elle a dit c’est pour la route, il faut prendre des forces. Elle a répété combien elle était ravie-ravie de nous avoir rencontrées et elle a ajouté qu’à l’occasion, si on repassait par là un jour, avec nos parents par exemple, il faudrait passer les voir.
On a pris la direction de Berck et malgré le temps clément, on a mis un temps fou à arriver jusqu’à la baie des phoques.
Ça ne donne rien sur les photos mais c’était joli à voir cette digue qui avance comme un plongeoir et tous les phoques autour.
Après ça, il a plu toute la journée.
Comme si la météo avait décidé, sans nous prévenir, que le spectacle était fini. 
Faute de points de vue, on a roulé sans s’arrêter. Seulement une pause en bord de mer pour déjeuner, les cheveux au vent, les mains gelées. Lorraine a dit, c’est notre premier déjeuner sans soleil et c’est vrai que ça change tout.
On visait Boulogne sur mer mais quand Sylvie m’a écrit pour me proposer de nous héberger à Wimereux, quand elle a évoqué le poêle et les crêpes qu’elle préparait, on a foncé comme des fusées.
On est arrivées chez elle trempées de la tête aux pieds, les joues rougies et les vélos dégoulinants.
On a étalé nos affaires autour du poêle, on a aligné nos chaussettes sur le radiateur et Sylvie nous a servi du thé.
Du thé brûlant.
Que j’ai bu assise tout près du feu.
Avec Éric, ils ont l’habitude d’accueillir des voyageurs. 
À vélo mais pas seulement. Ils ouvrent aussi leur maison pour des week-end de répit offerts aux exilés. Alors ils savent. Ils savent la faim, le froid et la chaleur d’un foyer. Les histoires racontées autour d’une table, les silences et le sommeil qui rend les gestes lourds.
Tu vois les gars, jamais je n’aurais pensé, en commençant à écrire il y a deux ans, qu’un jour j’aurais, grâce à mes mots, la chance de croiser le regard malicieux d’Eric et l’engagement de Sylvie.
Sylvie m’a dit, c’est marrant, en te voyant en vrai, j’ai l’impression de rencontrer le personnage principal du roman que je suis en train de lire.
Je suis peut-être l’héroïne de mes histoires les gars, mais toi, tu es un sacré souffle de joie.

[Paris - Dunkerque. Jour 5]

Wimereux - Dunkerque

Je suis désolée les gars, je te parle à chaque fois de petit dej. 
Mais c’est parce que c’est une véritable passion.
Ce moment qui démarre tout.
Les yeux encore collés, les traits tirés et les mots difficiles.
Je crois que c’est là que les gens se racontent le mieux. Parce que les frontières ont été abolies la veille au soir, parce que tu as déjà partagé un bout d’intime en utilisant les mêmes toilettes et la même salle de bain. Tu découvres une nouvelle facette de l’histoire, celle que l’on ne t’offre pas d’emblée. Alors oui, j’ai aimé ce réveil chez Sylvie, à Wimereux, où les doigts tachés de beurre et la tartine en attente, j’ai écouté l’histoire de la famille qu’elle et Éric ont composée.
On me dit souvent que je suis courageuse mais moi, les gars, je ne fais que du vélo. 
Je ne me bats pour aucune cause, je ne porte aucun débat. 
Et je crois qu’il faut bien plus de courage pour mener à bien un projet de vie, pour le penser, l’organiser et le faire aboutir. Et des projets, Sylvie elle en a plein les bras alors Paris-Dunkerque à côté, tu vois bien ce que je veux dire.
On a quitté cette maison aux murs chargés de livres, ce nid douillet aux lumières chaudes, aux bras ouverts et, doucement, on a pris la direction des caps. 
Il y avait un vent de bord de mer, celui qu’on ne trouve qu’en bord de terre, mais par chance, Éric avait vu juste quand il a dit qu’il nous soufflerait dans le dos. Parce que, pour être tout à fait honnête avec toi les gars, je ne sais pas comment on aurait fait si on l’avait eu de face.
On a grimpé en haut de chaque bout de nez, le gris, le blanc et même avec un ciel chargé de lourdeurs, ça valait la chandelle. La mer, c’est quand même une valeur sûre. Qu’elle soit bleu trémolo, vert ombragé ou gris bouteille, tu te régales toujours. Surtout si elle est bordée de dunes, d’oiseaux sauvages et de nuages. On a eu la route pour nous parce que les gens ne savent pas la magie d’un ciel tempête. C’est comme s’ils avaient préféré bouder le spectacle, persuadés qu’en haut il n’y aurait rien à voir.
Ils se sont trompés, les gars.
Il y a toujours de la magie au bout d’une route montagne.
On s’est arrêtées manger à Calais, dans la friterie de Steffi, la meilleure de la ville. 
Une bicoque dans un hangar qu’on a failli ne pas voir. On a commandé des frites, une grande chacune, sans savoir qu’ici, dans le Nord, les proportions ne sont pas tout à fait les mêmes qu’ailleurs. On s’est retrouvées avec un sachet énorme à l’intérieur duquel il y avait notre poids en patates et un burger au maroilles qu’on est allées manger dans le bar pmu du coin. Ici, on ne s’encombre pas de mal à l’aise.
La dernière partie, entre Calais et Dunkerque, j’ai débranché.
Le paysage n’était pas particulièrement joli, j’avais hyper mal au genou alors j’avais juste hâte d’être arrivée.
Tu sais, ce genre de route interminable au bout de laquelle tu ne rêves que d’une bière fraîche, d’une douche chaude, ou les trois.
On est arrivées à Dunkerque, un peu sur les rotules, les idées floues et le corps lourd. Sylvie m’avait proposé, quelques jours plus tôt, de nous accueillir chez elle, dans sa maison de Malo les bains. Un peu gênée, je lui ai répondu qu’on allait très certainement rester trois nuits pour le carnaval, elle a dit ce n’est pas un problème, vous restez tant que vous voulez.
Elle nous a offert la chance, les gars.
La chance à quatre feuilles.
Je prends un peu de temps pour digérer mais promis, je te raconte bientôt la magie du week-end que l’on vient de vivre.
Une fête remplie de couleurs, de joie et de chansons. 
La douceur de Sylvie et le rire du Capitaine.
C’est incroyable les réseaux les gars.
Et les réseaux du Nord n’en parlons pas.

[Paris - Dunkerque.]

Le carnaval (1)

On a eu une chance inouïe les gars.
Je veux dire, quand l’idée d’aller voir le lancer de harengs à Dunkerque est née, jamais je n’aurais imaginé passer un week-end comme celui-là.
On est parties la fleur au fusil, on n’avait aucune idée de l’endroit où l’on dormirait une fois sur place, ni de la manière dont on s’organiserait.
On a fourré nos déguisements dans nos sacoches, on s’est dit, on y va, on s’est dit on verra bien.
Rien n’a été programmé.
Rien n’a été défini.
Et puis, le message de Sylvie est arrivé, comme ça, une ligne ou deux pour nous dire soyez les bienvenues, comme pour nous signifier qu’on avait bien fait de faire confiance.
Sylvie nous a reçues chez elle à Malo, elle nous a reçues comme des sœurs ou des amies de longue date.
Elle nous a ouvert les portes de sa maison et celles de son frigo. 
Elle et Philippe, le Capitaine, nous ont choyées comme s’ils nous connaissaient depuis toujours.
Des viennoiseries à l’apéro, des parties de flipper aux histoires de Malo, on a eu le sentiment de faire famille, le temps d’un week-end prolongé. 
C’est quand même assez fou, ce lien qui se crée en seulement quelques heures. 
Des univers qui se croisent pour dessiner une bulle nouvelle. 
Un refuge un peu plus grand, un bout de chaleur doux et doré. Une jolie ronde, une farandole, des mains qui se tiennent et des rires qui éclatent.
J’ai aimé la sensibilité de Sylvie, son goût pour la dentelle et les questions qu’elle se pose quand le sommeil se fait léger. 
J’ai toujours été fascinée par les artistes, ceux qui ont de l’or entre les mains et qui, de trois fois rien, parviennent à te construire un décor de cinéma. Ceux qui ont la création au bout de leurs doigts, les magiciens et les passeurs de rêves. Ceux qui soufflent sur les cailloux pour en faire des étincelles.
J’ai aimé le détachement de Philippe, sa légèreté et son humour. 
Les expressions de son visage, ses yeux rieurs et son sourire d’enfant.
Le rire de Sylvie lorsqu’il taquine et la tendresse avec laquelle elle le regarde lorsque ses blagues font un plongeon.
Leurs regards qui se cherchent, leurs mots muets et la patience avec laquelle ils s’envisagent.
J’ai aimé leur complémentarité. Intensément.
J’ai eu l’impression de les connaître depuis toujours, j’ai eu le regret de ne pas les avoir rencontrés plus tôt.
Parce que j’aurais aimé les voir grandir, j’aurais aimé qu’ils soient là pour éclairer mes jours brouillons et allumer mes jours brouillards.
Il y a comme ça des personnes qui, sans le savoir, brillent autant qu’un bateau feu.
Il y a parfois des évidences qui t’attendent au détour d’un virage ou d’un message de quelques lignes.
Des histoires de voyage qui trouvent naissance au croisement d’une ligne de vie.

[Paris - Dunkerque.]

Le carnaval (2)

Voilà c’est la fin les gars.
Je t’écris du train après deux jours passés à Lille. 
J’ai découvert cette ville que j’avais tant envie de connaître et je suis tombée amoureuse des lumières qui l’éclairent.
J’y ai mangé au-delà du raisonnable, j’ai partagé des déjeuners, des apéros et des parts de gâteaux. 
J’y ai revu Stéphanie et j’ai fait la connaissance de David. 
J’ai retrouvé Thierry après une paire de paire d’années et j’ai enfin rencontré Julie, ma petite douceur de Béthune. 
J’y ai croisé des pépites, une ribambelle de chauffe-moi-le-cœur. J’ai déposé quelques cailloux au fond de leurs poches parce que, à la manière du Petit Poucet, j’aimerais pouvoir retrouver le chemin du Nord autant de fois que nécessaire.
C’était fou ce carnaval, tu sais.
Je peux essayer de te raconter mais le mieux c’est que tu ailles voir.
Que tu ailles sentir la liesse et l’allégresse.
Parce que moi, je veux bien te dire les couleurs, les fleurs accrochées aux chapeaux et les parapluies qui se mélangent mais tu ne pourras qu’imaginer.
Tu ne pourras pas sentir la joie et le sourire que l’on a, du matin jusqu’au soir, quand on a la chance de faire partie de ce monde-là.
Un sourire invincible, impossible à décrocher. 
C’est comme si on m’avait trempée toute entière, toute habillée dans une immense cuve à bonheur.
Comme si mon déguisement de poule était en fait une cotte de maille contre la grisaille.
C’est fascinant de s’apercevoir que derrière les codes et la normalité transgressés, il y a l’euphorie et le rire à chaque coin de rue.
C’est bien la preuve que la musique, le gribouillage, les bras serrés ont le pouvoir de rendre heureux.
C’est bien la preuve que le gris, le bien à voir, le propre sur soi nous assomment, nous injonctionnent mais ne nous réussissent pas.
Je peux bien te raconter la fanfare et les chansons sur toutes les lèvres, le bruit que fait le carnaval quand il chahute ou quand il chante à tue-tête. Les frissons du tambour et les voix qui s’unissent au rythme des trompettes. Les bouches qui se cherchent, les corps qui s’enlacent et les verres qui s’entrechoquent. Les mots qui se balancent et les conversations qui s’animent. La foule qui acclame et les harengs qui volent.
Je peux te raconter les chapelles et la danse du rigodon mais rien de tout ça ne sera réel si tu ne mets pas un jour les pieds au carnaval.
Tout ce que je peux te dire les gars, c’est qu’après des mois de latence, des mois d’hiver, de doutes et de solitude, vivre Dunkerque en fête m’a fait l’effet d’une renaissance.
Un retour à la vie telle que je l’envisage. 
Une fête immense, gonflée de rire, une farandole extravagante débarrassée de tout jugement et faux-semblants.
Un foutu bordel de joie
 
Et puis, la ville de Dunkerque qui repartage notre aventure sur sa page Facebook.
Les commentaires des Dunkerquois ❤️
Dunkerque, si t’es d’accord, je reviens l’année prochaine !!
Merci ✨✨
Et bisous 😘
🐓🐓
PARIS-DUNKERQUE A VÉLO POUR PARTICIPER AU JET DE HARENGS 🤪
C’est l’ aventure vécue par Sandra et Lorraine qui voulaient découvrir le carnaval de Dunkerque. Mais pas n’importe comment. En faisant le trajet à vélo en cinq jours, multipliant les rencontres pour être finalement accueillies à Malo chez Sylvie et Philippe, au détour d’un simple message d’une ligne ou deux pour leur souhaiter la bienvenue.
Un projet un peu fou raconté sur la page Roule Mapoupoule dont voici l’extrait final.

Je reviens l’année prochaine !