Quand on les cuisine un peu sur leur démarche, leurs convictions et leurs aspirations, les voyageurs à vélo sont unanimes. Ce qu’ils préfèrent par-dessus tout dans la pratique du voyage à deux-roues, c’est cet incommensurable sentiment de liberté. N’est-ce pas un peu étrange, quand on y pense, que dans un pays où la population n’est pas fondamentalement privée de ses droits, le besoin de liberté soit, malgré tout, si souvent invoqué ? Mais alors, de quelle liberté s’agit-il ? Nous qui sommes libres d’aller où bon nous semble, de partir, de revenir, d’abandonner et de recommencer, quel ersatz de liberté recherchons-nous ? Et surtout, que trouvons-nous dans le voyage à vélo que nous ne trouvons pas ailleurs ?

 

Danser avec le temps

Combien n’ont pas déjà eu ce rêve inavouable de mettre leur vie sur pause, le temps de quelques jours ?

Bousculer cette injonction à toujours aller vite et qui tout à la fois, nous anime, nous courbature et nous épuise. Celle qui est là partout, tout le temps, dans le sillage de nos actions et toutes nos prises de décision. Du chargement de cette page web qui traîne à apparaître, au lacet qui se défait, en passant par ce café qui met trop de temps à s’écouler, il y a cet interstice qu’on ne sait jamais comment combler, mais que l’on remplit quand même, histoire de tout boucher.

Dans notre quotidien à mille à l’heure, prendre le temps devient un acte presque résistant.

Résister, donc, et s’apercevoir à quel point cela est nécessaire. Voire presque salutaire. Résister et s’accorder le droit de respirer quelques instants avant de replonger. Le faire sans culpabilité et sans se condamner.

Mais pourquoi choisir de pédaler toute la journée plutôt que se dorer le pilulier ?

Parce que le voyage en équilibre permet de tirer un fil entre deux vents contraires. Entre le rien et le trop-plein, entre l’angoisse de ne pas faire et celle de ne plus voir le temps passer.

Dans notre cadre routinier, la journée s’éteint avant même de commencer, les semaines sont réduites à peau de chagrin et les années défilent en laissant sur nos visages des traces que l’on peine à effacer. Par le mouvement qu’il impose, le voyage à vélo invite à se reconnecter à une forme de temporalité ordinairement mise de côté. Celle de l’ici et du maintenant que seuls les animaux et les enfants savent accueillir et célébrer. Sur notre bicyclette, nous continuons à avancer en ne faisant rien d’autre qu’être là, les mains posées sur un guidon, les jambes en manivelle et les yeux enfin relevés. Peu importe la distance, tenir en équilibre, tourner du bon côté et penser sans virevolter nous ancre dans le présent. Un présent qu’il faudrait peut-être songer à moins bouder le reste du temps.  

 

Changer d’avis et de chemise

Voyager à vélo, c’est aussi être doux avec soi-même et s’accorder le droit de bifurquer.

Avoir prévu un parcours et décider sur un coup de tête de lui ajouter quelques détours. Des petits crochets sans conséquence à part celle, peut-être, de vous obliger à laisser place à l’imprévu. Parce qu’après tout, pourquoi s’en empêcher ?

Ne pas s’imposer d’itinéraire précis, balisé par un chapelet de chambres à coucher. Changer de direction, ouvrir quelques fenêtres ici ou là sur son parcours et pouvoir improviser. Attendre avec délice et impatience ce lâcher-prise que, toujours dans notre quête d’efficience, l’on ne s’autorise plus. Prendre des déviations, briser la monotonie d’une ligne droite, lui préférer les chemins de traverse et s’autoriser à explorer.

Éprouver son libre arbitre, prolonger le mouvement et étirer le temps.

 

Jouer avec le vent

Et puis, il y a cette sensation particulière que chacun exprime à sa manière, mais qui revient dans presque tous les témoignages.

Sentir l’air sur son visage et sur ses bras, laisser le vent danser dans ses cheveux, pointer son nez vers le soleil, les yeux mi-clos de ravissement. Apprécier les jours de pluie, l’eau qui inonde et éblouit, la fraîcheur du matin venue picoter le réveil ou le soleil de midi sur l’arrondi d’un dos penché. Le nez qui coule, les yeux qui pleurent, le front qui perle et la soif qu’on étanche.

Être dehors en permanence, sur une ligne droite ou en zigzag et se réjouir qu’il n’y ait rien qui nous empêche de regarder loin. Rien qui arrête notre regard, ni portes fermées ni palissades. De l’ouverture à l’état pur sans aucune boîte pour se ranger.

Être dehors toute la journée et respirer jusqu’à l’éclate cet air libre du prisonnier.

 

Être au monde sans artifices

Enfin, l’aventure à vélo, parce qu’elle nécessite de voyager léger, demande d’interroger son essentiel. Abandonner sa panoplie d’accessoires, cette montre que l’on s’accroche au poignet sans jamais la regarder, ces artifices de pacotille que l’on applique au creux des joues pour se faire croire que l’on s’habille.

Questionner cette liberté d’être soi revendiquée à tort et à travers et que l’on peine à appliquer. Faire la balance entre l’envie pressante de se détacher du regard des autres et le besoin de mendier, chaque fois que l’occasion se présente, de petites miettes d’intérêt. Celui de multiplier les attributs pour espérer être vu, connu et reconnu. Vouloir à tout prix exister quitte parfois à se transformer.

Alors, partir. S’éloigner du jugement qui abîme et abandonner un à un, au fil des kilomètres, nos attributs superflus. Se délester des sourires de circonstance, des gants de velours et des pincettes. Tomber le masque, dégouliner son maquillage et faire tête neuve. Considérer les objets qui nous entourent pour ce qu’ils sont vraiment et les ramener à leur fonction première. Un tee-shirt, des chaussettes, un couteau ou un vélo deviennent ce pour quoi ils ont seulement été pensés. Avant qu’on ne leur colle une étiquette et une valeur ajoutée.

Remettre l’église au milieu du village et certaines barres aux T.

Relever le nez de son nombril sans craindre d’exposer son visage au paysage.

Partir léger et revenir apaisé.

Partir léger et revenir libéré.

Cet article a 3 commentaires

  1. Caramelle zd

    Waouh, quel beau post !! Et cette phrase finale « partir léger et revenir apaisé, partir léger et revenir libéré »💕 merci comme toujours de mettre en mots les pensées que j ai aussi à vélo 🙏

  2. Mathilde

    Merci Sandra pour cette si belle écriture…..qu est ce que j ai hâte de prendre la route, légère et revenir apaisée.

Laisser un commentaire